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Texte
Lacan
ou le renouveau du cabinet des monstres
Paru
dans Le Discours Psychanalytique : « Sur l’identité
sexuelle : à propos du transsexualisme », Éd. de
l’Association freudienne, Paris, 1996, pp. 312-350.
Dr Jacques Lacan– Parlez-moi un petit peu, comme ça. Mettez
les choses en train si vous voulez – mettez les choses en train
vous-même. Dites-moi pourquoi vous êtes ici. Dites-moi l’idée
que vous vous faites de tout cela, si ça ne vous ennuie pas.
(M. H. tremble)
J. L. – (souriant) C’est tous des médecins, vous
savez, ici.
M. H. – Oui.
J. L. – Qu’est-ce que vous avez à raconter ?
M. H. – Depuis tout petit, j’ai revêtu des vêtements
de fille. Je ne me rappelle pas à quelle date cela remonte, parce
que j’étais vraiment tout petit. Je me suis rappelé
des événements, c’est qu’étant petit,
je caressais les vêtements féminins, principalement les
combinaisons, le nylon…
J. L. – Le nylon, vous avez ajouté le nylon, et les vêtements.
M. H. – Surtout les sous-vêtements.
J. L. – Oui.
M. H. – J’ai continué à me travestir en cachette.
J. L. – Donc, vous admettez que c’est un travestissement.
M. H. – Oui.
J. L. – En cachette de vos parents ?
M. H ; – Oui.
J. L. – Ils devaient bien savoir, vos parents, ils s’en
apercevaient quand même.
M. H. – Non, je faisais cela tous les matins et tous les soirs,
dans la salle de bain, quand mes sœurs se changeaient pour se coucher,
je mettais leurs vêtements.
J. L. – À qui ?
M. H. – À mes sœurs, les deux plus jeunes sœurs
et des fois, dans la journée, je revêtissais des vêtements.
J. L. – Pourquoi vous dites « je revêtissais »
? On dit d’habitude « je revêtais ».
M. H. – J’ai un très mauvais français, parce
que j’ai été toujours très handicapé
à l’école, avec mon problème. Dans mon travail,
toujours je pensais à ce problème-là, et ça
m’a toujours tout gâché dans ma vie, aussi bien que
dans mon travail.
J. L. – Donc, vous reconnaissez que ça vous a tout gâché
et vous appelez ça vous-même un travestissement. Donc,
cela implique que vous savez très bien que vous êtes un
homme.
M. H. – Oui, ça j’en suis très conscient.
J. L. – Et pourquoi, à votre sentiment, pourquoi est-ce
que vous aviez ce goût ? Est-ce que vous avez un soupçon
d’idée ?
M. H. – Non, je ne sais pas. Je sais que quand j’ai des
vêtements sur le corps, cela me procure le bonheur.
J. L. – C’est à quel titre que ces vêtements
vous procurent ce que vous appelez vous-même le bonheur ? Qu’est-ce
qui vous satisfait ?
M. H. – Ce n’est pas sur le plan sexuel ; c’est sur
le plan… enfin, moi, j’appelle ça sur le plan du
cœur. C’est intérieur, ça me procure…
J. L. – Vous appelez ça…
M. H. – Ça provient du cœur.
J. L. – Peut-être vous pourriez essayer, là, puisque
nous sommes ensemble et que je m’intéresse à ce
dont il s’agit… ça provient du cœur… c’est
cela que vous venez de dire.
M. H. – J’ai déjà tout le caractère
d’une femme, aussi bien sur le plan sentimental…
J. L. – Sur le plan…
M. H. – Sentimental.
J. L. – Peut-être vous pouvez m’éclairer ça
un peu : sur le plan sentimental.
M. H. – C’est-à-dire que c’est une qualité,
j’appelle ça une qualité, je suis doux..
J. L. – Dites…
M. H. – Je suis douce et gentille.
J. L. – Oui, allez…
M. H. – Mais je ne vois pas d’autre qualité, à
part ça… surtout la douceur, sur le plan sentimental.
J. L. – Vous avez eu une relation sentimentale ?
M. H. – Avec des hommes et puis avec des femmes, pour voir quelle
est la personne qui me conviendrait le mieux. Et en fin de compte, je
n’en ai aucune. Ni l’un ni l’autre ne m’attirent,
aussi bien les femmes, parce que je ne peux pas me ressentir homme vis-à-vis
d’une femme et puis avec un homme, c’est plus fort que moi,
je ne peux pas avoir des rapports avec des hommes – j’ai
essayé deux fois, mais…
J. L. – Vous avez essayé deux fois, quand ?
M. H. – J’ai vingt-deux ans passés. J’ai essayé
il y a un peu plus d’un an, et puis juste avant d’entrer
à l’hôpital.
J. L. – Racontez-moi comment s’est produit votre choix.
M. H. – Je n’ai pris aucun choix. Mon choix, c’est
que ni l’un ni l’autre ne m’attirent.
J. L. – Non, non. Comment avez-vous choisi le partenaire masculin
?
M. H. – C’est une coïncidence, ça s’est
passé comme ça.
J. L. – Une coïncidence – qu’est-ce qui s’est
présenté comme ça ?
M. H. – Qu’on a eu des rapports mutuels ?
J. L. – Qu’est-ce que vous appelez des rapports mutuels
?
M. H. – Tout ce qui se pratique. Pas vraiment tout, parce que…
mais disons qu’on a été au stade des caresses, des
baisers, sans plus.
J. L. – Comment avez-vous rencontré ces partenaires ?
M. H. – C’est des amis d’enfance.
J. L. – Des amis d’enfance… Bon. Désignez les
par un nom.
M. H. – Le premier garçon que je suis sorti avec s’appelait
André et le deuxième s’appelait Patrick.
J. L. – Oui, alors André, c’est celui que vous avez
rencontré quand ?
M. H. – Il y a un an, un peu plus d’un an.
J. L. – Et le deuxième ?
M. H. – C’est il y a bien trois mois.
J. L. – Ils avaient votre âge ?
M. H. – Le premier était un peu plus vieux, le second était
un peu plus jeune.
J. L. – Quand les aviez-vous connus, dans votre enfance ?
M. H. – Le premier, André, je l’ai connu à
l’âge de six ans, et Patrick, je l’ai connu à
l’âge de treize, quatorze ans.
J. L. – Vous l’avez connu comment ?
M. H. – À l’école.
J. L. – Écoutez, mon vieux ; vous avez quand même
de la barbe au menton, vous n’y pouvez rien.
M. H. – Je fais tout pour la cacher.
J. L. – Vous la cachez… qu’est-ce que vous faites
pour la cacher ?
M. H. – Je me rase de très près, puis je me maquille.
J. L. – Ça a duré combien de temps, ces relations,
avec André par exemple ?
M. H. – Un quart d’heure, pas plus.
J. L. – En quoi consistent-elles ?
M. H. – Sur le plan rapports… on s’est caressés,
on s’est embrassés et puis c’est tout. Moi, je voulais
savoir si je pouvais ressentir… me prendre pour une femme vis-à-vis
d’un homme. Je me suis aperçu que je ne pouvais pas me
sentir femme dans les bras d’un homme.
J. L. – Oui. Alors, vous avez fait aussi allusion à d’autres
expériences, c’est-à-dire…
M. H. – Avec une femme.
J. L. – Avec une…
M. H. – Une femme.
J.L. – Une ou des ?
M. H. – Un peu plus. J’ai connu trois femmes, trois femmes
avec qui j’ai eu des rapports.
J. L. – Vous pouvez aussi, peut-être, les désigner
par leur nom.
M. H. – La première que j’ai connue, c’est
Monique. J’ai eu quelques rapports sexuels qui étaient
très mauvais parce que c’est avec elle que j’ai eu
ma première pénétration. On a eu très peu
de rapports, peut-être deux ou trois, puis on s’est quittés.
J. L. – Où l’aviez-vous pêchée, cette
Monique ?
M. H. – C’est à la campagne.
J. L. – Oui, comment l’avez-vous rencontrée à
la campagne ?
M. H. – C’est des amis qui m’ont emmené pour
goûter à la campagne et puis on s’est connus comme
ça.
J. L. – Elle avait quel âge ?
M. H. – Un an de plus que moi. Elle avait dix-neuf ans, moi j’en
avais dix-huit.
J. L. – Oui. Donc, c’est avec une femme que vous avez commencé
?
M. H. – Oui.
J. L. – Dites-m’en un peu plus.
M. H. – Sur la deuxième que j’ai connue ?
J. L. – Restez sur cette première. Vous avez été
jusqu’à (317)vous venez de le dire, c’est le mot
que vous avez employé – la pénétrer. Bon,
et alors ?
M. H. – J’avais eu, bien sûr, le plaisir que ça
procure à l’homme, mais il y avait quelque chose de plus
fort en moi qui me contredisait.
J. L. – Qu’est-ce qui vous contredisait, comme vous dites
?
M. H. – J’étais dans les bras d’une femme ;
j’ai eu beaucoup de difficultés à la pénétrer
; je n’étais pas dans mon élément. Je ne
me suis jamais senti homme.
J. L. – Vous vous êtes quand même senti homme, vous
êtes pourvu d’un organe masculin.
M. H. – Juste au moment où j’ai eu le plaisir lors
du rapport sexuel. Pour moi, c’était un plaisir qu’on
ne peut pas refuser, on était obligé de le prendre.
J. L. – Qu’est-ce que veut dire, ça, obligé
?
M. H. – J’ai eu ce rapport avec Monique, parce que tous
mes copains faisaient pareil, parce qu’il fallait que je le fasse.
J. L. – À ce moment-là, quelle idée vous
faisiez vous de vous ? celle d’être ce qu’on appelle
un garçon ? vous le dites vous-même, vous étiez
conforme à…
M. H. – Quelle était l’idée d’avoir
été un garçon lors de ce rapport-là ?
J. L. – Oui. Pourquoi est-ce que vous n’êtes pas habillé
en femme ?
M. H. – Depuis que je suis à l’hôpital, je
ne suis pas habillé en femme, c’est normal. J’ai
eu tellement de contrariétés quand j’étais
habillé en femme, que maintenant, je ne peux plus être
habillé en femme dans la rue. Je suis obligé de rester
enfermé chez moi et de me déguiser.
J. L. – Parce qu’il vous est arrivé de vous promener
dans la rue en femme ?
M. H. – J’ai eu de gros problèmes, parce que, quand
je rencontrais des gens qui me connaissaient, il y en avait certains
qui parlaient entre eux, d’autres qui me montraient du doigt,
d’autres qui essayaient de vouloir mieux me connaître, de
vouloir sortir avec moi.
J. L. – Qui c’était, ceux-là ?
M. H. – C’était des gens dans la rue. Ils voyaient
que j’étais en travesti. Ils profitaient de la situation,
c’étaient des éclats de rire, c’étaient
des…
J. L. – Vous avez parlé de gens qui vous reconnaissaient,
donc c’est qu’ils vous connaissaient déjà
?
M. H. – Non, ils voyaient que j’étais un homme. J’ai
beaucoup de difficultés pour me déguiser correctement.
J’ai trop de difficultés, beaucoup de choses avec les traits
de mon visage. Il y avait des jours où j’étais un
homme travesti ; certains profitaient, quand j’étais dans
cette situation, pour essayer d’abuser.
J. L. – En quoi consistait l’abus ?
M. H. – Dans Paris, il y en a beaucoup, des travestis qui sont
sur les trottoirs, parce qu’ils sont obligés de faire comme
ça. On me bousculait pour me parler on me disait : viens, etc.
Moi, je ne répondais pas, je passais mon chemin.
J. L. – C’étaient des gens de quel acabit ?
M. H. – Acabit, qu’est-ce que ça veut dire ?
J. L. – C’étaient des gens de quel âge ?
M. H. – Vingt-quatre ans, trente ans, c’étaient des
jeunes.
J. L. – Oui, bon. Alors, venons à la dite Monique. Ça
a duré combien ?
M. H. – Ça a duré six mois. On se voyait pour le
week-end, parce que moi, je travaillais à la campagne. Au week-end,
on se voyait ; on allait au bal, on s’amusait on essayait de se
divertir au maximum.
J. L. – Si je me permets de dire quelque chose, c’est que
ce n’était pas un divertissement très divertissant.
M.H. – On allait au bal, on allait se promener. J’avais
une moto à cette époque-là. On allait dans les
villages plus loin.
J. L. – Ça se passait régulièrement tous
les week-end ? Et alors, qu’est-ce vous faisiez le reste du temps
?
M. H. – La semaine, je travaillais.
J. L. – Vous travailliez où ?
M. H. – À la société G., qui fait des antennes
pour la télévision, qu’on met sur les toits.
J. L. – Oui.
M. H. – J’ai fait ça comme travail la journée.
J. L. – Vous reveniez à Paris, alors ?
M. H. – J’habitais là-bas. J’habitais dans
une roulotte, près d’un champ. C’est un monsieur
qui m’avait prêté une roulotte. Il m’avait
installé là.
J. L. – Vous m’aviez dit que vous aviez été
emmené à la campagne.
M. H. – Par des gens. Ensuite, j’avais une moto, je me suis
établi là-bas. J’ai connu des gens et j’ai
connu Monique, je me suis établi là-bas. J’ai pris
ma moto, j’ai quitté mes parents.
J. L. – Vous avez quitté vos parents à quel âge
?
M. H. – Dix-huit ans.
J. L. -Dix-huit ans. Vous êtes sûr de ces dix-huit ans ?
M. H. – À quelques mois près, oui. J’ai fait
mes trois jours quand j’ai été exempté, j’avais
dix-huit ans et demi, dix-huit ans et quart, dix-huit ans et quelque
chose, quelques mois, deux mois.
J. L. – Vous n’aviez pas quitté le domicile de vos
parents, avant ?
M. H. – Non.
J. L. – Qu’est-ce que vous avez fait, comme école
?
M. H. – L’école primaire, j’ai eu mon certificat
d’études ; j’ai fait deux ans de cours professionnels.
J. L. – Cours professionnels pour quoi ?
M. H. – Pour le dessin industriel. J’ai été
embauché avec mon père, j’étais sous contrat.
J. L. – Pourquoi ? votre père est là-dedans ?
M. H. – Oui, dans le dessin industriel et j’ai été
embauché dans son usine, sous contrat, à l’âge
de quatorze ans ; mais ça n’a pas duré longtemps
– l’usine elle a coulé, cela a duré un an
et demi. J’ai été obligé de changer de métier
pendant une certaine période de temps, pendant quatre, cinq ans.
J’étais monteur-câbleur et après je suis retourné
dans le dessin industriel.
J. L. – Bon. Alors, cette Monique, elle travaillait où,
elle ?
M. H. – Je ne sais pas.
J. L. – Comment ?
M. H. – Je ne sais pas.
J. L. – C’était à quel endroit ?
M. H. – Savigny-sur-Brie, c’est à côté
de Saint-Calais.
J. L. – Où est-ce, ça, Saint-Calais ?
M. H. – C’est à 200 kilomètres de Paris, c’est
dans le Loir-et-Cher.
J. L. – Vous reveniez voir vos parents ?
M. H. – Non, c’est eux qui venaient me voir. Ils venaient
passer le week-end à la campagne.
J. L. – Vous avez des frères ?
M. H. – Oui, j’ai quatre sœurs et un frère.
J. L. – Le frère a combien de plus que vous ?
M. H. – Il a trente-deux ans. Il a donc dix ans de plus que moi.
J. L. – Qu’est-ce qu’il fait ?
M. H. – En principe, il est routier. Mais là, il a perdu
son (321)emploi, il fait la ferraille, il fait le rempaillement des
chaises. Il vit en roulotte.
J. L. – Où est-ce qu’ils habitent, vos parents ?
M. H. – À Issy-les-Moulineaux.
J. L. – Parlez-moi un peu de la façon dont vous avez eu
une enfance heureuse.
M. H. – Oui. Quand j’étais tout petit, c’est
ma mère qui me disait ça, j’étais un gamin
terrible, très agité, très nerveux et je ne faisais
que des bêtises. Bien entendu, ma mère elle me donnait
des fessées, puis après, ça s’est un peu
passé.
J. L. – Ça, vous vous en souvenez ?
M. H. – Je me rappelle de quelques petites bêtises.
J. L. – Dites-les.
M. H. – Je me rappelle d’une poupée à une
de mes sœurs que j’avais mise dans la chaudière, par
méchanceté, j’avais fait ça. Je me rappelle
aussi que je disais des grossièretés.
J. L. – Méchanceté veut dire quoi ? que ça
l’a embêtée ?
M. H. – Je suis jaloux de mes sœurs ; je suis jaloux et,
par méchanceté, j’avais donc cassé sa poupée.
J. L. – Vous êtes jaloux… qu’est-ce que ça
veut dire, ça ?
M. H. – Depuis tout petit, je me rappelle très bien que
je regardais mes sœurs avec envie. J’ai toujours voulu…
j’aurais aimé être à leur place.
J. L. – À leur place veut dire quoi ?
M. H. – Être une fille, comme mes sœurs.
J. L. – Tâchons de serrer quand même les chose de
près. En quoi est-ce qu’une fille, pour vous, à
ce moment-là, en quoi est-ce qu’une fille était
différente d’un garçon ? quand on est petit, ça
ne saute pas aux yeux.
M. H. – Quand j’étais petit, la seule chose, c’étaient
les vêtements qui me donnaient ce désir-là.
J. L. – Qu’est-ce que vous voulez dire par là ? Qu’elles
étaient mieux habillées, plus soignées.
M. H. – Non, c’était pareil. Mais c’était
les vêtements qui étaient doux.
J. L. – Vous êtes sûr que les vêtements de filles
sont plus doux que les vêtements de garçons ?
M. H. – Je l’ai constaté, effectivement. Moi, je
les trouve plus chauds sur mon corps.
J. L. – C’est cela que vous appelez une réponse du
cœur ?
M. H. – La peine du cœur que j’ai, c’est autre
chose. C’est parce que je suis un homme. C’est ça,
la peine du cœur, depuis tout petit.
J. L. – Dites-en plus, là.
M.H. – Je me rappelle, quand j’ai essayé de me castrer
moi-même.
J. L. – Ah oui, vous avez essayé ça ? Alors, racontez-moi
un peu ; c’était quand, ça ?
M. H. – Ça remonte à après les vacances 1975,
septembre peut-être.
J. L. – Il n’y a pas longtemps.
M. H. – J’avais pris du médicament.
J. L. – Racontez.
M. H. – Et puis je n’étais pas dans mon élément
avec ce médicament. Comme on dit dans le terme des drogués,
ça fait flipper. Ce jour-là, je flippais et j’avais
retrouvé mon personnage.
J. L. – Vous aviez retrouvé votre personnage ?
M. H. – J’avais un ami à la maison. J’étais
dans l’entrée avec une lame de rasoir et puis un morceau
de bois, quelque chose comme ça, quelque chose de dur. J’avais
posé mon sexe dessus et puis voilà.
J. L. – Qu’est-ce qui est arrivé ?
M. H. – Rien. Je me suis coupé seulement la peau, puis
j’ai piqué une crise de nerfs parce que j’avais trop
mal.
Je n’ai pas eu le courage d’appuyer trop fort sur la lame.
J. L. – Qu’est-ce que c’était, cette lame ?
M. H. – Une vieille lame de rasoir toute rouillée.
J. L. – C’était un rasoir…
M. H. – C’était une lame Gillette, une lame normale
comme dans les rasoirs mécaniques.
J. L. – Ce n’est pas tellement facile à manipuler.
M. H. – Non, mais j’ai l’habitude de toucher aux lames
de rasoir ; en dessin industriel, toujours on s’en sert.
J. L. – Et pourquoi était-elle toute rouillée ?
M. H. – Parce que je n’avais que ça. Je m’en
sers pour travailler chez moi, pour mes travaux, pour gratter les carreaux
avant de mettre la peinture dessus.
J. L. – Pourquoi n’aviez-vous pas une lame de rasoir ?
M. H. – Parce que je me rase avec un rasoir mécanique où
la lame est incorporée dans un petit machin en plastique.
J. L. – Bref, vous n’avez pas poussé les choses jusqu’au
bout.
M. H. – Non, ça m’a fait trop mal. J’ai piqué
une crise de nerfs.
J. L. – Il y avait le copain, là ?
M. H. – Il a appelé la police. On a dit que j’avais
eu une crise de nerfs.
J. L. – En quoi cela consiste, une crise de nerfs dans cette occasion.
M. H. – J’ai dit que je n’avais pas réussi
qu’est-ce que je voulais faire.
J. L. – C’est ça qui, à votre idée…
M. H. – Oui, c’est ça.
J. L. – La police, qu’est-ce qu’elle a fait ?
M. H. – Elle m’a emmené à l’hôpital.
J. L. – À quel hôpital ?
M. H. – À Corentin Celton.
J. L. – Et où est-ce, ça ?
M. H. – À coté de Mairie d’Issy. C’est
à 300 m de la mairie d’Issy.
J. L. – Qu’est-ce que c’est, mairie d’Issy ?
M. H. – Mairie d’Issy les Moulineaux, c’est où
j’habite, c’est où il y a la mairie, c’est
à 500 mètres, c’est à coté de Corentin
Celton.
J. L. – Bon, qu’est-ce qui vous est arrivé ?
M. H. – Rien de spécial. J’avais des dessous féminins,
une chemise de nuit et un peignoir. Quand je suis arrivé, j’avais
toujours ma chemise de nuit.
J. L. – Quelles sont les manifestations de cette crise de nerfs
?
M. H. – Je n’avais pas réussi…
J. L. – Quelles ont été les manifestations ?
M. H. – Je tremblais, je respirais très mal. Puis je pleurais,
j’étais en larmes.
J. L. – C’est ça, que vous appelez une crise de nerfs
?
M. H. – Oui, je n’ai jamais eu de crise de nerfs, c’est
pour ainsi dire la première.
J. L. – Jusqu’à maintenant ?
M. H. – Jusqu’à maintenant, oui.
J. L. – Bon, alors, vous avez été visité
par un médecin…
M. H. – C’est seulement un psychiatre. On m’a envoyé
à Villejuif. Parce que j’y avais été déjà
auparavant, à Corentin Celton.
J. L. – On vous a fait un pansement ?
M. H. – Non, j’ai seulement demandé à ce qu’ils
me donnent quelque chose… Ils ne se sont pas occupés de
moi étant donné qu’ils croyaient que j’avais
déjà été à Villejuif. Auparavant,
j’avais déjà été à Corentin
Celton. Une journée avant, j’y avais déjà
été, j’en sortais.
J. L. – Vous en sortiez. Pourquoi ?
M. H. – Parce que j’avais pris une quantité très
abondante de médicaments.
J. L. – Donc, c’est sous le coup des médicaments
que vous aviez pris. Que vous aviez pris d’où ? c’est
à l’hôpital qu’ils vous les avaient donnés
?
M. H. – Quand j’étais sorti de désintoxication,
j’avais des ordonnances pour des médicaments…
J. L. – Lorsque vous êtes sorti de désintoxication…
désintoxication de quoi ?
M. H. – De drogue.
J. L. – Vous étiez là sous le coup de ce que vous
avez vous-même appelé la drogue. Qu’est-ce que c’était,
cette drogue ?
M. H. – À cette époque-là, j’avais
pris des piqûres.
J. L. – Des piqûres de quoi ?
M. H. – De morphine et de cocaïne, les deux ensemble.
J. L. – Et vous dites que sous le coup de ce droguage morphiné,
vous vous sentiez plus à l’aise ?
M. H. – Plus d’énergie, oui. J’oubliais tout,
sauf que j’étais une femme, parce que j’étais
habillé en femme.
J. L. – Vous oubliiez tout, sauf…
M. H. – Sauf moi-même, habillé en femme.
J. L. – Pendant que vous étiez sous le coup de la drogue,
vous vous sentiez quoi ?
M. H. – J’oubliais que j’étais un homme.
Dr L. – En d’autres termes, ce que vous apportait la drogue,
c’était l’oubli.
M. H. – Et cela me calmait aussi.
J. L. – Il y a combien de temps de cela ?
M. H. – J’ai dû commencer à me droguer à
l’âge de dix-neuf ans, et j’ai arrêté
il y a un an passé maintenant, un an et trois mois peut-être
et j’ai recommencé.
J. L. – Vous avez recommencé ?
M. H. – Je n’ai pas fait de piqûres. J’ai fumé
et j’ai pris des acides.
J. L. – Fumé quoi ?
M. H. – De l’herbe, du marocain, de l’huile aussi.
J. L. – De l’huile ?
M. H. – Et j’ai pris de l’acide.
J. L. – Qu’est-ce que vous avez pris comme acide.
M. H. – On appelle ça des pyramides, je ne sais pas qu’est-ce
que c’est exactement.
J. L. – Bon, où en êtes-vous maintenant ?
M. H. – Actuellement, où j’en suis ? au même
point.
J. L. – Cela veut dire quoi ?
M. H. – Comme avant d’être chez moi, enfermé
entre quatre murs, revêtu de vêtements féminins,
chez moi toujours au même stade, un peu drogué pour mieux
ressentir mon personnage. Quand je flippe, là j’ai des
envies de me supprimer.
J. L. – C’est ce qui vous a amené ici ? Alors dites-moi
comment vous avez fait pour entrer ici… Cette envie de vous supprimer…
M. H. – Parce que je me rends trop compte que je suis un homme.
Quand je suis habillé en fille, je me rends compte que je suis
un homme, je me rends compte que je suis un travesti. Là, c’est
dur.
J. L. – Parlez-moi un peu de cette enfance. Tout à l’heure,
vous avez dit qu’après tout, elle n’était
pas malheureuse, à ceci près quand même que vous
n’étiez pas tout à fait dans votre assiette. Elle
n’était pas malheureuse à cause de qui ?
(327)M. H. – Mon enfance… elle n’était pas
malheureuse parce que je pouvais m’habiller en cachette.
J. L. – Cela vous prenait combien de temps, de vous habiller ?
M. H. – Un quart d’heure, le temps de me laver… Au
lieu de me laver, je me changeais, je me passais un coup de gant sur
le visage au lieu de faire ma toilette, et puis je m’habillais
avec les vêtements de mes sœurs. Cela demandait un quart
d’heure.
J. L. – C’était un travail.
M. H. – Étant petit, je n’en mettais pas beaucoup.
Je mettais une combinaison, une robe, quand j’avais le temps,
je mettais des bas ; quand il n’y avait rien, je me maquillais.
J. L. – Il vous est arrivé quand même d’être
vu.
M. H. – Oui, ça s’est passé vers l’âge
de six ans, toujours pendant un quart d’heure, c’était
vraiment court. Un soir, donc, en sortant de la salle de bain, j’ai
pris une chemise de nuit que j’ai mis dans la poche de mon pyjama
; je l’avais dissimulée sur moi, j’ai été
me coucher avec et j’ai attendu que toute la famille dorme pour
pouvoir revêtir cette chemise de nuit. J’ai retiré
mon pyjama et j’ai mis…
J. L. – Une chemise de nuit de femme ?
M. H. – Là bien sûr, je savais que ce ne serait plus
un quart d’heure, ce serait une nuit entière. J’ai
savouré ce plaisir-là pendant un certain temps, puis je
me suis endormi. Mes parents sont venus me réveiller.
J. L. – Quelle a été leur réaction ?
M. H. – Ils ont pensé que j’étais somnambule.
Étant petit, je n’étais pas somnambule, mais je
m’endormais dans le lit de mes parents ; quand je dormais, ma
mère me prenait et elle me mettait dans mon lit.
J. L. – Dans le lit de vos parents, cela veut dire quoi ?
M. H. – Avec eux. Je m’endormais avec eux parce que j’avais
peur. Et quand j’allais me coucher à moitié endormi,
je suivais ma mère et j’allais me coucher avec elle. J’étais
à moitié endormi, alors ils ont supposé que j’avais
été somnambule.
J. L. – Parlez-moi de votre père et de votre mère.
Comment est-ce que vous parleriez de leur style à cette époque
?
M. H. – Je peux vous parler sur le plan familial surtout. On a
été très bien, très bien élevés.
Déjà, on était une famille nombreuse, six enfants
et ils ont eu beaucoup de difficultés, pour nous élever.
Malgré cela on ne manquait de rien. On s’est toujours serré
un peu la ceinture, bien sûr, on ne sortait pas trop souvent,
pour ne pas faire trop de bêtises, ne pas trop vagabonder. On
était très bien élevés. Ils sont très
gentils.
J. L. – Quel était l’ordre de gentillesse de chacun
? Ils avaient la même gentillesse tous les deux ?
M. H. – Oh oui.
J. L. – Votre père et votre mère ?
M. H. – Ma mère était un peu plus coléreuse,
parce qu’on lui en faisait voir.
J. L. – Qu’est-ce qui en faisait voir ?
M. H. – Moi principalement. Puis mon frère aussi.
J. L. – Un frère qui avait dix ans de plus que vous. Ce
que vous avez pu connaître… Il ne lui faisait pas le même
genre de misères.
M. H. – Non, c’est différent. C’est dehors
que cela se traduisait. Il était très méchant.
Il tapait les gens. Il faisait des bêtises, alors elle avait toujours
des ennuis avec lui.
J. L. – Et vous ?
M. H. – C’est différent, j’étais le
petit, je faisais des bêtises de gamin. J’avais un caractère
très gentil. Je n’en faisais (329)qu’à ma
tête, mais je me suis calmé vers l’âge de dix
ans, c’était fini.
J. L. – Parlons des autres femmes.
M. H. – Je ne me rappelle plus de son nom, la deuxième
je ne me rappelle plus de son nom. Je l’ai connue peut-être
une semaine. On a eu un rapport ensemble et je l’ai quittée.
Il n’y a pas grand-chose à dire sur ça.
J. L. – Où est-ce que vous l’avez rencontrée,
celle-là ?
M. H. – Elle était caissière et je l’ai connue
chez des amis.
J. L. – Chez quels amis ? C’est toujours chez les amis que
vous aviez à la campagne ?
M. H. – Non, c’est d’autres amis.
J. L. – C’était où ?
M. H. – C’était à Fontenay-aux-Roses qu’ils
habitaient, ces amis-là. J’ai été à
Fontenay-aux-Roses chez eux, et puis il y avait une jeune fille que
j’ai rencontrée. Cela doit être le lendemain que
je suis sorti avec. Peu de temps après, on a eu un rapport, puis
je l’ai quittée.
J. L. – Un rapport sur quelle initiative ?
M. H. – Sur le plan sexuel.
J. L. – Bien entendu. Mais de qui venait l’idée du
rapport ?
M. H. – De nous deux. C’était un rapport mutuel.
On était entraînés, quoi.
J. L. – Alors, ce rapport, vous l’avez eu pour essayer ?
M. H. – Non, c’est obligé, j’étais dans
ses bras, elle était dans mes bras. C’était un engrenage,
on était obligés d’y aller. Je ne pouvais pas la
repousser alors, j’ai été jusqu’au bout.
J. L. – Qui est-ce qui faisait tourner l’engrenage, c’était
elle ou c’était vous ?
M. H. – C’était les deux. On était ensemble,
on était obligés d’aller toujours plus loin. On
ne pouvait pas s’arrêter. On s’est embrassés,
on s’est caressés, puis ça allait de plus en plus
loin. On ne pouvait pas arrêter.
J. L. – Et vous ne vous souvenez même pas de son nom ?
M. H. – Je ne l’ai connue qu’une semaine. Son nom
me reviendra, mais je ne l’ai pas dans la tête.
J. L. – Oui. Et ça se passait où, ça ?
M. H. – À Fontenay-aux-Roses, à dix kilomètres
de Paris.
J. L. – Vous aviez le sentiment de faire une expérience
?
M. H. – Là, ça a été tellement vite,
que je n’ai pas eu l’impression de tout ça, parce
que je ne pensais pas du tout qu’on allait avoir un rapport. On
était l’un contre l’autre…
J. L. – Donc, c’était elle qui prenait l’initiative
?
M. H. – Certainement, oui, mais ça a été
un enchaînement. On a eu ce rapport quand même ; c’est
venu comme ça. Oui, certainement qu’elle avait ça
en tête. Cette fille avait certainement ça en tête,
oui.
J. L. – Elle avait quel âge, celle-là ?
M. H. – À peu près mon âge, dix-huit ans.
J. L. – Qu’est-ce qu’elle faisait ?
M. H. – C’est elle qui est caissière à Paris-Médoc.
J. L. – Ça ne prouve pas d’une façon manifeste
que vous aviez vis-à-vis des femmes une aversion.
M. H. – En revanche, la dernière que j’ai connue,
elle s’appelle Andrée. J’ai vécu un an avec
elle en concubinage. Quand je l’ai connue, je lui ai fait part
de mes désirs féminins.
J. L. – De vos désirs de vous habiller en femme ?
M. H. – Elle ne l’a pas très bien pris. Enfin, elle
était forcée quand même. Alors, on a vécu
ensemble. Moi, j’étais toujours habillé en femme
à la maison.
J. L. – Qu’est-ce que vous faisiez, à ce moment-là
?
M. H. – Je faisais des travaux, des bricoles à la maison.
Je ne travaillais pas. On a eu quelques rapports par la suite avec elle
et lors des rapports…
J. L. – Qu’est-ce que vous appelez des rapports ?
M. H. – Par la suite, on a eu des rapports sexuels.
J. L. – Qu’est-ce que c’est qu’un rapport sexuel
?
M. H. – La pénétration. J’étais habillé
en femme toujours, même lors de la pénétration et
je me sentais femme lors du rapport sexuel.
J. L. – Expliquez ce que vous appelez vous sentir femme.
M. H. – J’avais une personne à mes côtés
qui admettait que je sois femme. Alors, j’arrivais à oublier
que j’étais un homme.
J. L. – Qu’est-ce que vous voulez exactement ?
M. H. – Je ne vis que pour être une femme. Depuis tout petit,
j’ai toujours eu ce désir-là et tout ce qui est
autour de moi ne m’intéresse pas, je ne m’intéresse
à rien. Là, maintenant, j’ai goût à
rien, comme toujours. Je désire seulement être une femme.
J. L. – Quel serait votre vœu ?
M. H. – Devenir une femme.
J. L. – Ça, vous savez bien que vous ne pouvez pas devenir
une femme.
M. H. – Je le sais, mais… On peut avoir quand même
l’apparence d’une femme. On peut changer un homme sur le
physique extérieur, les traits. On peut transformer un homme.
J. L. – Vous devez savoir qu’on ne transforme pas un homme
en femme.
M. H. – Cela se fait.
J. L. – Comment ? Une femme a un utérus, par exemple.
M. H. – Pour les organes, oui. Mais je préfère sacrifier
ma vie, (332)ne pas avoir d’enfants, ne rien avoir mais être
une femme.
J. L. – Non, mais même une émasculation ne vous rendra
pas femme.
M. H. – J’ai lu pas mal de choses sur ces problèmes…
J. L. – Vous avez lu pas mal de choses ?
M. H. – Sur des problèmes à peu près identiques
au mien. Sur un livre, Segounot, c’est un livre qui traite de
différents sujets. Il y a des gens qui posent des questions et
ils donnent des réponses. J’ai appris beaucoup de choses
: qu’on peut déjà se faire castrer, avoir des seins
avec des hormones, qu’on peut vraiment arriver à métamorphoser
un homme en femme. Ils disent beaucoup de choses.
J. L. – Lui donner l’apparence d’une femme.
M. H. – Ils disent même qu’un homme pourrait être
beaucoup plus élancée, beaucoup plus belle, beaucoup plus
douce qu’une vraie femme. Ils disent beaucoup de choses.
J. L. – Quand vous avez fait ces lectures ?
M. H. – Il y a trois mois.
J. L. – Alors, ça vous a rendu l’espoir ?
M. H. – Non, j’avais seulement la caractéristique
de lire. Mais cela ne m’a rien rapporté. Déjà,
je savais par avance, je savais effectivement ces opérations,
mais là j’ai eu beaucoup plus de détails ; ils expliquaient
la manière…
J. L. – Vous le saviez déjà. Qu’est-ce qui
vous a donné l’envie d’avoir plus de détails
?
M. H. – C’est un problème qui m’intéresse,
j’en sais plus long là-dessus, enfin, il n’y a pas
de problème.
J. L. – Dites-moi votre position maintenant.
M. H. – J’ai entrepris beaucoup de démarches pour
essayer de (333)devenir une femme.
J. L. – Vous avez entrepris des démarches, c’est-à-dire…
M. H. – En premier lieu, chez des chirurgiens. La première
chose, quand je suis travesti, c’est mon visage. J’ai été
voir des esthéticiens pour voir s’ils pouvaient me faire
crédit, s’il y avait une possibilité de crédit.
Puis, ça a été un échec. Ils m’ont
dit de travailler pendant deux mois, d’aller dans un hôpital
et voir s’ils pouvaient faire quelque chose pour moi. J’étais
couvert par la sécurité sociale. J’ai entrepris
aussi d’autres démarches. J’ai essayé de contacter
le milieu où vivent les travestis. Ce n’est pas une chose
que j’aurais aimé faire. Travailler pour un mac, quelque
chose comme ça.
J. L. – Un ?
M. H. – Un mac, pour faire des opérations pour ma transformation
et après pour que je travaille pour lui. Mais je n’ai pas
été au bout de cette démarche-là. Je la
renie. Ce n’est pas une chose qui m’a apporté.
Dernièrement, aussi, j’ai parlé à mes parents
de tous mes problèmes. Eux, ils veulent entreprendre une démarche,
comme quoi je suis handicapé, toujours pour la sécurité
sociale, pour voir s’il y a une solution. Quand je suis couvert
par la sécurité sociale, j’ai des papiers à
remplir pour voir si mon cas nécessite d’être pris
en charge par l’État. Cette démarche-là,
c’est mes parents qui l’ont envisagée. Avant de vouloir
me pendre, dernièrement, j’ai voulu voir un docteur, voir
s’il n’y avait pas une solution. Le docteur m’a confié
à un de ses amis qui était psychiatre. Et je suis venu
ici, je n’ai pas été voir son collègue.
J. L. – Vous êtes venu ici à cause de votre tentative
de vous suicider ?
M. H. – Oui.
J. L. – Par quel procédé ?
M. H. – Avec une chaîne, je voulais me pendre.
J. L. – Vous trouvez que c’est une solution ?
M. H. – Il n’y a pas de solution pour moi.
J. L. – Et les médecins d’ici, quel sentiment avez-vous
de ce qu’ils vous disent ?
M. H. – J’ai constaté que les médecins s’occupent
vraiment très bien de mon problème. Je n’arrive
pas vraiment à tenir le coup, parce qu’il me manque quelque
chose. Cela fait maintenant quatorze jours que je n’ai plus mes
vêtements de femme, sauf la nuit. La nuit, quand je dors à
l’hôpital, j’ai une combinaison, puis un dessous féminin.
Mais la journée, je n’ai rien du tout, cela me manque énormément.
Ça me rend très nerveux.
J. L. – En quoi est-ce qu’un vêtement de femme est
plus satisfaisant ? Il y a des vêtements d’hommes très
chics.
M. H. – J’avais un costume, il y a six mois de ça,
qui était vraiment magnifique ; quand je le mettais, j’étais
vraiment très bien habillé.
J. L. – Vous parlez de quoi ?
M. H. – Un costume d’homme.
J. L. – Là, vous n’aviez pas le même plaisir.
M. H. – Pas du tout. Puis il y a quelque chose d’intérieur
aussi. Quand je suis habillé en femme, c’est tout mon corps
qui éprouve une satisfaction, un bonheur, d’une façon
différente. Je retrouve vraiment ma personnalité, mon
caractère, ma douceur, je retrouve tout ça. Ça
se voit, mes gestes sont différents, mon comportement aussi.
Puis je m’intéresse à tout quand je suis habillé
en femme.
J. L. – Qu’est-ce que vous appelez vous intéresser
à tout ?
)M. H. – Si je pouvais sortir, je m’intéresserais
à la nature, je m’intéresserais à beaucoup
de choses, mais déjà, chez moi, je dessine, je fais des
poèmes, je fais beaucoup de choses. Je ne reste pas inactif.
En revanche, quand je suis habillé en homme…
J. L. – Qu’est-ce que vous appelez faire des poèmes
? Est-ce que vous pouvez donner une idée de ces poèmes
? Est ce que vous les savez par cœur ?
M. H.– Je ne les ai pas sur moi, je ne pense pas. Le dernier que
j’ai fait, c’est à l’hôpital, ici, je
me confondais avec une fleur ; j’ai fait parler une fleur et cette
fleur, c’était moi.
(Le Docteur Czermak remet au Docteur Lacan le texte du poème).
J. L. – Vous n’êtes pas contre, de le lire, ce poème
?
M. H. – Ce n’est pas vraiment une poésie, c’est
des vers.
J. L. – Il arrive qu’une poésie soit en vers.
M. H. – Il faut que je vous la lise ?
J. L. – Si ça ne vous ennuie pas.
(sur cette page est reproduit le manuscrit du poème)
L’Éternelle – la femme blonde.
Hôpital Pinet
Je raconte le projet de vouloir m’oublier
Dans la persévérance
De trouver ma plus belle personnalité
Corinne adorée
Travesti je hais
Je suis très gêné de me savoir efféminé
Et la souffrance
De me reculer blesse ma sensibilité
Corinne est vidée
Michel renaît
je suis en sécurité de pouvoir penser
À la chance
De me tuer si un jour je suis désespéré
Corinne exécutée
Stupide idée
Je ne peux que rêver de savoir m’oublier
Dans la constance
De me réveiller du cauchemar qui m’a usé
Corinne qui c’est
Non c’est pas vrai
Je vais me gêner et tant pis continuer
Dans l’existence
À me dépersonnaliser avec simplicité
Corinne adorée.
Michel Michelle Corinne
J. L. – C’est vous qui parlez, alors vous vous adorez vous
même ?
M. H. – C’est ça, oui.
J. L. – En somme, vous vous adressez à vous-même
?
M. H.– Oui, c’est ça, je me pose des questions.
J. L. – Corinne, qui c’est ?
M. H. – C’est moi. J’ai changé de nom pour
mieux recevoir mon état féminin.
J. L. – Alors, il y a quand même à la fin trois signatures
différentes.
M. H. – La première, la deuxième et la troisième.
J. L. – Oui et alors ?
M. H. – La première, c’est que je suis un homme,
Michel, comme ça s’écrit.
J. L. – Vous vous appelez Michel ?
M. H.– La deuxième, avec deux « l ». Il n’y
a pas longtemps. J’ai changé de nom : Corinne. Et de là,
j’ai brûlé mes papiers.
J. L. – Où avez-vous pris cette idée du nom «
Corinne » ?
M. H. – Il vient de mon enfance. J’ai bien connu une petite
fille qui avait six ans, qui s’appelait Corinne. A partir de ça,
je n’ai connu personne d’autre, de fille qui s’appelait
Corinne. C’est un nom qui me plaît, alors je me le suis
donné.
J. L. – Oui…– Est-ce que votre mère vous a
parlé de votre enfance ?
M. H. – J’avais essayé d’écrire un livre
sur ma vie de travesti. Puis je l’ai déchiré. Pour
écrire ce livre, j’ai demandé l’aide de ma
mère pour retrouver mon enfance, parce que j’ai pensé
que c’était depuis mon enfance que j’étais
comme ça. Peu de temps avant d’entrer à l’hôpital,
ici, je l’ai déchiré.
J. L. – Qu’est-ce qu’elle vous avait rappelé
de votre enfance ?
M. H. – Un cauchemar. C’est d’ailleurs pour ça
que je couchais avec mes parents le soir, parce que j’avais peur
de ce cauchemar-là.
J. L. – Vous vous souvenez que vous aviez peur de ce cauchemar
? Vous n’en aviez pas perdu la mémoire ?
M. H. – Pendant beaucoup de temps, je ne me rappelais plus. Ma
mère. me l’a rappelé, je l’ai retenu après.
J. L. – Qu’est-ce que c’était, que ce cauchemar
?
M. H. – Quand j’étais petit, c’est une femme
qui dans mon cauchemar, qui venait faire du mal à ma famille.
Elle coupait des jambes, il y avait du sang dans ce cauchemar-là.
Son visage m’est un peu revenu dans mes pensées.
J. L. – Ça vous est arrivé, après tout, de
vous couper vous même. Cela ne vous paraît pas avoir un
rapport avec ce rêve ?
M. H.– Là, je me faisais du mal à moi-même.
Non je ne crois pas. J’ai fait pas mal de rapprochements avec
mon rêve, d’ailleurs un peu vite. Les rapprochements que
j’ai faits avec cette femme blonde… Ce cauchemar-là
je l’avais oublié et pourtant il y a un an, je me suis
teint les cheveux en blond. J’avais les cheveux beaucoup plus
foncés et dernièrement je me suis coupé les cheveux,
j’ai mis une perruque blonde. J’ai fait la comparaison,
le rapprochement : la femme blonde et moi qui suis blond. Ce rapprochement-là,
je l’ai fait. Il y a la méchanceté aussi, la méchanceté
de la femme blonde, peut-être que c’est la méchanceté,
la peine que je donnais à mes parent en me travestissant. Cela
peut leur faire du mal… des petits rapprochements comme ça.
J. L. – Ce poème s’appelle aussi…
M. H. – Ce soir-là, justement, j’ai écrit
la femme blonde, parce qu’il y avait une dame, dans l’hôpital
où je suis, qui s’est mise à hurler ; elle avait
une crise ; cela m’a fait un choc, ces hurlements. Au fond de
moi, j’ai eu l’impression d’entendre ces hurlements
dans mon rêve, cela m’a fait un choc et je suis retombé
dans mon rêve. Je n’ai même pas vu ce soir-là
dans mes pensées le visage de cette femme blonde.
J. L. – Comment sont ses traits ?
M. H. – Très forts, un visage creusé, un visage
d’homme d’ailleurs. Quand j’ai revu ce visage, cela
m’a fait un drôle d’effet.
J. L. – Comment savez-vous que c’est le même visage
?
M. H. – Je me rappelle de l’avoir revu, je retombais dans
mon rêve. Après, je suis venu demander un médicament
à l’infirmier, parce que j’avais peur du noir. Les
hurlements, cela m’a enclenché quelque chose et j’ai
eu peur du noir comme quand j’étais petit et pourtant je
n’ai pas peur du noir. Cela m’a paru étrange, j’ai
trop creusé mon passé.
J. L. – Qu’est-ce que vous appelez « trop creuser
votre passé » ?
M. H. – J’ai trop essayé de savoir d’où
cela provenait. Cela vient peut-être de ce rêve. Cela vient
peut-être depuis que je suis né, je ne sais pas.
J. L. – Qu’est-ce qu’elle faisait la femme blonde,
en rêve ?
M. H. – Elle faisait du mal. Elle coupait des membres du corps.
J. L. – Elle coupait des membres exactement comme vous avez voulu
vous couper un membre. Après tout, c’est peut-être…
M.H. – Oui, bien sûr. Dans mon rêve, elle ne m’a
jamais fait de mal, cette femme blonde. Elle faisait surtout du mal
à mes parents ; mais sur moi, non.
J. L. – À la famille, à qui encore ? à vos
frères, bien sûr. Elle leur coupait aussi…
M. H. – Les membres, les pieds. Je me rappelle les pieds seulement.
J. L. – Et le rapprochement ne vous frappe pas ? Le fait que vous
ayez essayé de…
M. H. – Si le rapprochement… ça ne concorde pas vraiment
effectivement, couper un membre…
J. L. – Ce membre… qu’est-ce que vous en avez fait,
la première fois où vous vous êtes aperçu
qu’il existait, ce membre qu’on appelle masculin ?
M. H. – Quand j’était tout petit, vous parlez ? je
ne m’en rappelle pas.
J. L. – Ça ne vous est jamais arrivé, de vous masturber
?
M. H. – Si bien sûr, je ne m’en suis jamais occupé.
J. L. – Vous vous en occupiez, quand vous vous masturbiez.
M. H. – Je me masturbe autrement. Je mets ma main entre mes deux
cuisses, posée contre non sexe. Je ne connais, pas le terme qu’on
emploie. Je ne bande pas ; j’éjacule quand même.
J. L. – Vous savez très bien le terme qu’on emploie.
C’est le terme bander.
M.H.– C’est tout.
J. L. – Vous éjaculez, à vous mettre ce sexe entre
les cuisses ?
M.H. – À poser ma main sur ce sexe, bien sûr en donnant
une certaine pression sur ma main.
J. L. – Oui et cela aboutit à une éjaculation.
M. H. – Je pratique toujours la masturbation comme ça,
maintenant encore. J’ai mal au sexe quand je me masturbe autrement.
J’ai essayé de me masturber normalement deux fois.
J. L. – Comment savez-vous que c’est une masturbation normale
?
M. H. – Entre amis on parle comme ça, en plaisantant et
on arrive à savoir. Je sais comment on se masturbe. Je sais que
moi, c’est pas normal. D’ailleurs, je ne peux pas me laver
l’intérieur du sexe, parce que ça me fait mal de
déculotter mon sexe puis laver l’intérieur. Je ne
me suis jamais lavé l’intérieur. Il n’y a
que quand je pénètre une femme que je n’ai pas mal.
J. L. – Quand vous pénétrez une femme, vous êtes
en érection, vous bandez, en d’autres termes.
M. H. – Oui. À chaque fois que j’ai des rapports,
la fille est toujours obligée de me toucher, parce qu’autrement
je n’arrive pas à bander. Il m’est arrivé
des fois de redescendre au moment où je commençais à
pénétrer, juste au moment où… ça ne
marchait plus.
J. L. – Alors, qu’est-ce que vous demandez, maintenant ?
M. H. – À devenir une femme. Vu le problème, d’une
autre manière, devenir une femme en servant de cobaye ; devenir
une femme si mon état de santé le nécessite, j’ai
envisagé plein de choses.
J. L. – Si vous n’êtes pas en bonne santé,
si vous êtes malade…
M. H. – Actuellement, là ?
J. L. – Oui. Qu’est-ce que vous en pensez, de cette hypothèse
que tout ça ne soit que maladie ?
M.H. – Je ne pense rien.
J. L. – Vous pouvez y penser, que ça ce soit une mauvaise
position dans le monde, si je peux dire.
M. H. – Si je suis malade, je suis toujours un homme, non ? La
position envers moi-même, d’ailleurs…
J. L. – Oui.
M. H. – Elle est normale, ma position.
J. L. – Qu’est-ce que vous envisagez comme solution, si
vous êtes malade d’être un homme ?
M. H. – Continuer à me prendre pour une femme et oublier
mon personnage, en espérant que je n’aurai pas des angoisses
d’être un homme.
J. L. – Parce que… qu’est-ce que vous appelez angoisses
?
M. H. – C’est terrible d’être un homme, pour
moi.
J. L. – C’est terrible, mais il faut que vous vous y fassiez.
M. H. – Ça, je ne peux pas l’admettre, d’être
un homme. C’est pour ça que je veux me tuer, d’ailleurs.
J. L. – Alors, vous trouvez que c’est la bonne solution
?
M. H. – Je n’en ai pas trouvé de meilleure. J’ai
essayé de travailler pour pouvoir envisager des opérations.
Mais j’ai piqué des crises de nerfs, parce que ce travail-là,
je pourrais le faire en femme. Je ne pouvais plus… mes vêtements…
J. L. – Quelle sorte de travaux pourriez-vous faire en femme ?
M. H. – La dernière fois que j’avais travaillé,
c’était le nettoyage des moquettes des restaurants, avec
une brosse, de la lessive et frotter la moquette, les escaliers.
J. L. – Vous trouvez que c’est un travail très reluisant,
de frotter des moquettes ?
M. H. – C’est le chômage qui m’a donné
ce travail-là. Je n’ai pas eu le choix. J’ai pris
ça parce qu’il fallait bien prendre quelque chose. J’ai
bien essayé de retrouver dans mon métier, dans le dessin
industriel mais ils demandent toujours des personnes qualifiées,
des projeteurs.
J. L. – Il y a combien de temps que vous n’avez pas travaillé
dans le dessin industriel ?
M. H. – Cela fait deux ans, un an et demi.
J. L. – Alors, la roulotte ?
M. H. – À la campagne ? Je vous parle de quoi ? de la roulotte
?
J. L. – La roulotte. Votre mère a été l’aînée
d’une nombreuse famille. Elle était dans une roulotte à
ce moment-là. Vous en savez quelque chose ?
M. H. – Pas du tout ; je sais qu’elle a eu une enfance très
malheureuse.
C’est elle qui faisait toutes les corvées. Elle se faisait
taper par sa mère, enfin c’était quelque chose de
terrible.
J. L. – Ça, vous le savez quand même ; si vous le
savez, c’est parce qu’elle vous l’a raconté.
M. H. – C’est ça.
J. L. – Quel rapport y a-t-il dans votre esprit entre cette roulotte,
la roulotte maternelle et celle dont on vous a fait cadeau?
M. H. – Aucun rapprochement, parce que quand j’étais
à la campagne, je n’avais pas le choix. J’aurais
préféré être dans une maison. Il fallait
que j’habite quelque part. On m’a proposé une roulotte.
Je n’ai pas eu le choix, je l’ai pris. C’était
vraiment une coïncidence. J’aurais préféré
être dans une maison.
J. L. – C’est une coïncidence. Vous étiez dans
le même genre de roulotte.
M. H. – Oui, d’accord, ça s’est présenté
comme ça.
J. L. – Qui est-ce qui vous a fait cadeau de cette roulotte ?
M. H. – C’est un paysan de la campagne qui avait une roulotte.
Je l’ai connu là-bas.
J. L. – Et vous considérez qu’un paysan qui a une
roulotte, c’est tout ce qu’il y a de normal qu’il
vous la passe ?
M. H. – On s’arrangeait entre nous.
J. L. – On s’arrangeait, cela veut dire que vous l’avez
payée ?
M. H. – Il ne fallait pas qu’il soit perdant. Il me prêtait
sa roulotte.
J. L. – Il vous la prêtait ou il vous l’a donnée
?
M. H. – Il me la prêtait.
J. L. – Qu’est-ce que vous allez faire maintenant ? Il faut
tout de même que vous sortiez d’ici.
M. H. – C’est pour ça que j’ai fait mes valises.
Ce que je vais faire ? Comme avant, je n’ai pas le choix. Rester
enfermé chez moi, me travestir.
J. L. – Chez vous, où est-ce ?
M. H. – Chez mes parents, ils veulent me reprendre.
J. L. – Ils veulent vous reprendre et ils savent que vous allez
vivre chez eux, ne pas sortir ?
M. H. – C’est ça.
J. L. – Il est assez probable que tout de même vous montrerez
le nez dehors.
M. H. – Non, je me rappelle une fois, je n’avais pas mangé
pendant une semaine, j’avais des sous pourtant pour acheter à
manger. Je ne voulais pas me dévêtir pour faire les commissions.
Pourtant, le magasin était à côté de chez
moi, j’ai préféré rester une semaine sans
manger.
J. L. – C’était où, cela ?
M. H. – Chez moi, quand j’habitais tout seul.
J. L. – Parce que vous habitiez tout seul là depuis quand
?
M. H. – J’habitais dans cet appartement-là depuis
six mois, cinq mois auparavant. J’avais un autre appartement où
je suis resté peut-être huit mois, peut-être dix.
J. L. – Qui est-ce qui vous payait le loyer ?
M. H. – Mes parents.
J. L. – Donc, vos parents veillent sur vous.
M. H. – Oui.
J. L. – Qu’est-ce que vous en pensez ?
M. H. – Des fois, je m’en irais n’importe où
puis je ne reviendrais jamais, pour ne pas poser de ces problèmes-là
à mes parents.
J. L. – Comment envisagez-vous d’aller n’importe où
?
M. H. – Au Maroc.
J. L. – Au Maroc, ce n’est quand même pas n’importe
où.
M. H. – Non, ce n’est pas n’importe où ; c’est
dans le but de pouvoir travailler. Travailler, puis pouvoir…
J. L. – Pouvoir quoi ?
M. H. – Me faire opérer.
J. L. – C’est cela qui vous oriente vers le Maroc, parce
que vous croyez qu’au Maroc on vous opérera ?
M. H. – Bien sûr.
J. L. – Comment savez-vous ça ?
M. H. – Je l’ai lu sur des bouquins…
J. L. – Vous faire opérer, c’est quoi ? C’est
essentiellement vous faire couper la queue.
M. H. – Il y a la castration, mais il y a aussi la transformation
du corps, les hormones !
J. L. – Les hormones, ça vous parait fixer spécialement
votre espoir. C’est la seule chose qui vous soutienne, pour l’instant
?
M. H. – Il y a ça, bien sûr et principalement c’est
mon visage, parce que je ne peux pas le cacher sous des vêtements.
Mon visage… il choque dans la rue n’importe qui le verra…
J. L. – Alors, c’est pour cela que vous allez voir des chirurgiens
esthétiques. Qu’est-ce que vous attendez de la transformation
de votre visage ?
M. H. – La barbe, déjà. Une épilation, c’est
une chose majeure. Puis il y a des opérations qui s’effectuent
sur le menton, sur le nez. Obligatoirement, cela peut embellir le visage.
Je ne dis pas pour cela qu’on a un visage de femme après
une opération comme ça, mais il est un peu arrangé.
J. L. – Pauvre vieux, au-revoir.
(le patient sort)
Dr Lacan– Il est bien accroché.
… au Dr Czermak : dites-moi, alors, qu’est-ce que vous comptez
en faire.
Dr Czermak – Je suis dans l’embarras. Je suis plutôt
embarrassé. C’est bien pourquoi je vous l’ai montré.
Dr L. – Il finira par se faire opérer.
Dr C. – Les chirurgiens de Corentin Celton ont proposé
à sa mère de le faire opérer pour quatre millions
dans le privé !
Dr L. – C’est le type même du type qui arrive à
se faire opérer. Il arrivera sûrement à se faire
opérer, il faut s’y attendre. On appelle ça couramment
le transsexualisme. Il faut lire la thèse d’Alby sur le
transsexualisme.
Mme Suzanne Ginestet-Delbreil – Et après, qu’est-ce
qui se passera ?
Dr C. – Le devenir ne semble pas très brillant pour un
certain nombre d’entre eux.
Dr Alain Didier-Weil – Mais, monsieur, est-ce qu’il est
vraiment impensable d’espérer qu’on puisse l’aider
à envisager une opération analytique ?
Dr L. – On n’arrivera à rien. On n’arrivera
à rien. Cela a été fait, ça n’a rien
donné. Cela date de la petite enfance. Il est décidé
pour cette métamorphose. On ne modifiera rien.
Dr A D-W. – Cela renvoie à une impuissance pour nous qui
est presque aussi insupportable que ce qu’il vit lui-même.
Dr L. – Je n’ai pas vu le moindre élément
qui me permette d’en espérer un résultat.
Dr C. – Quel risque y a-t-il à essayer de le suivre ?
Dr L. – Essayez de savoir comment il s’en tirera. Ça
serait curieux, intéressant, de savoir comment il arrivera, en
fin de compte, à se faire opérer.
Dr X. – Son impossibilité à se sentir femme dans
les bras d’un homme. Il va trouver, il me semble, la même
chose…
Dr C. – Ça ne l’intéresse pas d’être
femme dans les bras d’un homme. Il dit qu’il trouve sa satisfaction
quand il est habillé en femme. Il dit : c’est pour moi-même
que je veux me faire opérer.
Dr Elisabeth Milan– On peut supposer qu’à la suite
de cette opération, toute la jouissance sera éteinte pour
lui.
Dr L. – Exactement, c’est ça. Comme il l’a
bien manifesté, ni avec un homme, ni avec une femme, il n’aura
de jouissance. Il n’aura pas plus de satisfactions qu’il
n’a eues jusqu’à présent.
Dr C. – La satisfaction essentielle, c’est celle de son
corps revêtu de la douceur des vêtement féminins.
C’est cela qui domine chez lui.
Dr L. – C’est cela qui domine et c’est très
spécifique dans ce cas-là.
Dr C. – Il y a une dimension de cet ordre-là chez sa mère.
Sa mère a un rapport aux étoffes, qui est quelque chose
d’assez particulier.
Dr M. – Est-ce qu’on pourrait penser à un rapport
avec le fétichisme ? Est-ce que les vêtements pour lui
ne sont que l’occasion pour qu’il soit femme ?
Dr L. – Il est certain que c’est l’affinité
de cela avec le fétichisme qui me paraît le point le plus
caractéristique.
Dr Falade– J’ai été frappée que ce
soit tellement de son visage qu’il parle et qu’il dise «
Le corps, je peux quand même le cacher ». Il revenait beaucoup
là-dessus, comme si c’était d’être vu…
Dr C. – Il y a eu des moments où il disait qu’au
fond, il s’accommoderait de ne pas se faire opérer, parce
que cela venait pour lui en deuxième position. Ce qui importait,
c’est le visage, pouvoir dissimuler le caractère masculin
du visage. Il est dans une position un peu fluctuante. Certains jours,
il dit que ce qui domine, c’est le plaisir d’être
travesti et, pour peu que son visage se modifie, il s’en accommoderait.
Mais certains autres jours, c’est une exigence de modification
radicale.
Dr F.– Son visage le gêne beaucoup. Il a la crainte de la
foule quand il est habillé en femme.
Dr C.– Pas seulement. Un jour qu’il était seul, habillé
en femme devant le miroir, il a brisé le miroir.
Dr F – Je crois que l’apparence joue quand même beaucoup
pour lui. Dans son dire premier, c’est ce qui m’avait frappée.
Dr C.– D’un jour sur l’autre, les choses sont un peu
oscillantes. De temps en temps, c’est du côté de
l’apparence, ce qui est primordial. D’autres jours, c’est
la modification radicale qui domine.
Dr L. – C’est bien en cela que je crois qu’il n’y
a aucune prise.
Dr C.– Cela se retrouve constamment.
Dr L. – Sur ces deux champs.
Dr F – Ce qui m’a semblé intéressant aussi,
c’est dans une certaine situation d’être obligé
de faire l’homme, car dans ses relations avec la femme, il lui
a fallu faire l’homme et en faisant l’homme, il lui a fallu
aller jusqu’au bout… Il était dans un engrenage,
c’est quelque chose qu’il faisait et il fallait aller jusqu’au
bout. Cela ne vous a pas frappés ?
Dr L. – Si, si,
Dr F – Cela m’a beaucoup frappée. Il lui fallait
à ce moment-là répondre à une certaine image
de l’homme, tel qu’il pensait que c’était.
Dr C. – Ça a été une brève étape,
très rapidement dépassée. C’est avec la fille
qu’il a oubliée.
Dr F – Avec la première dans cette maison de campagne,
ses copains avaient une certaine attitude et l’obligeaient, lui
aussi, à donner cette illusion, à faire l’homme
comme les autres.
Dr C. – Très rapidement après, il en est venu au
point de se satisfaire d’une vie entre femmes ; avec la fille
dont il a partagé la vie un an, il lui a posé comme exigence
qu’elle accepte de le voir habillé en femme et il a dit
nous avons vécu comme deux gouines.
Dr F – La première, c’était différent,
puisque dès le départ, ils s’étaient entendus
comme cela. Mais je parle de la toute première et de la seconde.
Il s’est trouvé dans une situation où il fallait
faire l’homme comme les autres.
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