Société et socialité ternaires



Mythologie de la binarité

 

En Occident, l’organisation des sexes sociaux se caractérise par l’existence de deux sexes sociaux, censément dictée par une équivalence de nature essentialiste entre la biologie, les identités et l’organisation de la société.


La binarité se compose du recouvrement du genre (personnel et social) par le sexe. Ce mode est un régime de médiations historique, socioculturel et politique, non un état de nature.


L’identité de genre donnée à la naissance (garçon ou fille) et inscrite dans la transmission intergénérationnelle subordonne l’identité de genre au sexe biosociologique (équivalence mâle-homme-masculinité et femelle-femme-féminité).


L’ancrage repose non sur la biologie mais sur la transmission d’identité. C’est la subordination de cette transmission inscrite comme simple événement à un ancrage naturalisant.


Le genre (masculinité/féminité) repose sur la subordination du vécu intérieur aux normes et statuts de la société binaire selon un découpage arbitraire de deux sexes sociaux dans cette équivalence vécu/normes-statuts. Cette fiction naturaliste du genre coïncidant au sexe a été vivement critiquée, mais ne semble pas sortir des ornières de l’essentialisme. Lequel essentialisme est issu directement du modèle binaire dominé par le régime patriarcal, hétérosexuel et masculin. Après le genre féminin, et sur cette base, l'Occident se créé un transsexualisme comme mode de transition afin de sauvegarder un modèle binaire partout contesté. L'instance de la psychiatrie va être nommée pour ce faire afin de réguler ce fait considéré comme nouveau, spécifique à l'Occident.


Modèle de deux sexes se doublant d’une fiction quasi religieuse dans la croyance en une identité causale et linéaire se construisant depuis/avec la naissance biologique. La transmission d'identité de genre à la naissance (c'est un garçon, c'est une fille) est gommée pour ce mode naturaliste.


Le modèle politique de la binarité, loin d’être un modèle fondateur s’avère une fiction naturalisante tendant à homogénéiser toutes les parties constitutives de la société humaine en un Tout indivis et insécable, linéaire et causal. L'homme et la femme découle de ce prodigieux constructionnisme historique qui n'a cessé de muter tout au long des siècles.


Ce modèle est également renforcé dans la clôture politico-idéologique en une naturalité hétérosexuelle sur le terrain de l’organisation de la société et notamment les institutions. En premier chef, la famille et le mariage hétérosexuel. L’hétérosexualité dans cette nouvelle fiction est composée d’une norme statutaire et institutionnelle composant la société dite traditionnelle. Cette mise en place du modèle de la "famille" a subi d'importants changement de la "famille élargie" à la "famille nucléaire" puis aujourd'hui sur toutes les reconfigurations de la famille recomposée, monoparentale, homoparentale, famille de 3 adultes (ou plus), famille avec des enfants étrangers adoptés, etc.

Dans ces mutations, il semble toutefois que l’inégalité et l’asymétrie des sexes sociaux (homme et femme) se soit déportée avec la modernité sur l’émergence de l’homosexualité et pour une infime part sur la bisexualité.

 

Règle et exceptions


La règle fondatrice reposant sur le régime de la binarité sociobiologique fait totalement l’impasse sur les intersexualités et les transidentités (transgenre, transsexuelles, travestis…). Oublis permettant une homogénéité idéologique, politique et culturelle dans le déni le plus total de ces personnes.


L’imposition de traitements hormonochirurgicaux sur les enfants intersexes comme le déni d’une résolution individuelle de ces traitements sur les transsexes adultes, se font au nom de ce modèle binaire exclusif et exhaustif.


Il n’y a que deux sexes et rien d’autre, déclare P. Mercader, une psychologue. Le troisième sexe n’existe pas, rajoute S. Agacinscki.


L’universalisme franco-français va maintenir la croyance que la binarité occidentale est un fait universel au nom d'un régime naturalisme, essentialistete (ou autre) prétextant qu’il existe partout dans le monde un tel modèle fait uniquement d’hommes et de femmes.

 

Conditions sociopolitiques d’une émergence


L ’intersexualité et le transsexualisme contiennent cette ouverture d’un troisième genre social. Ils sont ce « rien d’autre » qui, à force d’être acculés, discriminés et niés dans leur existence, ont fini par émerger de cette négation politique statuant sur l’appartenance du corps à une entité abstraite, surplombante (croyance naturaliste, nation, Etat, régime de "normalité"…). Leurs contestations rejoignent le féminisme sur ce terrain politique et socioculturel.


Après le féminisme, né du même constat politique de l’appartenance de l’existence des femmes via l’appartenance des corps femelles par les hommes, la politisation des intersexes et transsexes exerce une nouvelle poussée émancipatrice et socioculturelle.

 


Société et socialité ternaires


Je considère les intersexes et les transsexes comme des identités à part entière. Il semble toutefois que les intersexes se considèrent massivement comme faisant partie du régime binaire hétérogenré/sexué.
Cela signifie que, socialement et pour la contestation trans de manière politique, il n’y a plus deux sexes sociaux mais, à minima trois genres sociaux (terme que je préfère au terme de sexe social).
Cette configuration identitaire d’un groupe social émergent socialement et politiquement intervient avec deux faits importants. La critique du féminisme du régime naturaliste (ou essentialiste) sexe-genre et la déconstruction de ce régime et la découverte de ce genre social troisième dans d’autres sociétés partout dans le monde et à toutes les époques sur des modes très divers. L'examen critique des conditions historiques d'effacement en Occident des identités transsexe et intersexe restant toujours à faire.


Dans la civilisation amérindienne, ce genre troisième a toujours existé dans toutes les tribus prenant des formes variés das un système binaire ouvert ou un mode ternaire. Cette configuration est par ailleurs, très présente en Indonésie avec les Kathoys, garçon-fille.

J'appelle ces sociétés des sociétés ternaires.


Ce genre social troisième n’est pas une déclinaison tiers à partir des deux genres sociaux (femme et homme) qui seraient pré-existants et fondateurs d’une socialité binaire faisant exister ultimement un tiers (principe de tolérance). L’existence pacifique de trois genres sociaux tient compte dans l’épaisseur des traditions et transmissions de l’équivalence et égalité (principe d’équivalence) des trois genres sociaux. Il existe des femmes, des hommes et des hommes-femmes. Modèle auquel l’on doit ajouter le genre de femme-homme, ce qui peut constituer théoriquement un quatrième genre social.
J’appelle cette organisation une socialité ternaire.

Cette socialité est inscrite dans l’épaisseur même du tissu social et est constitutive de l’existence raisonnée des identités trans ou inter déposée dans les traditions, les modes de filiation et normes.

 


Mutation et émergence des identités trans
dans la société occidentale


Le transsexualisme n’est donc pas constitutif de la médicalité moderne ni d'une quelconque maladie, affection ou trouble du genre. Toutefois en Occident, l’émergence des identités trans au titre d'identité autonome n’apparaît que dans les années 90 de manière épisodique. Auparavant, le transsexualisme s’effectuait dans une trajectoire où les personnes passent intégralement d’un sexe social binaire à l’autre. Les personnes doivent recomposer leur passé à l’aune du genre de préférence en l’effaçant, ce qui ne va pas sans difficultés, parfois majeures, et s'accompagnent de conflits brutaux, voire de ruptures sans retour avec la fratrie et le milieu professionnel, accentuant la dépendance à une lecture extérieure les enjoignant à une assignation binaire difficile à obtenir. Comment en serait-il autrement ? Nous reconnaissons d'ailleurs que les identités acceptées et reconnues socialement ne vont pas de soi ? On devine aisément ce qu'il en est des identités non reconnues. A moins qu'i s'agit là d'une stratégie…


La critique queer, venues des USA, tend à déconstruire le modèle binaire naturalisant et essentialiste afin de proposer un modèle constructionniste retravailant les afférences psychologiques, sociales et culturelles entre l'appartenance, l'identité sociale et le soi.


La question de l’existence des transsexes et intersexes restait toutefois très problématique dans le rapport au modèle binaire, surtout en France. Un documentaire, Transsexual Menace, de Rosa Von Praunheim va faire date dans la prise de conscience du groupe transsexe en France.


Il faudra la politisation des trans, l’émergence des trans queers et homosexuelLes pour reposer la question de la possible sortie du binarisme. Non seulement en terme d'identité et d’orientation sexuelle mais surtout de socialité incluant toutes les identités trans dans le respect de leur préférence en matière de recombinaisons sexe et genre, y compris les identités agenre, nogenre, asexe et asexualité.

Aux côtés d’un modèle homosocial, un modèle multiple tend à émerger et devenir producteur (et plus seulement contre-producteur) d’une socialité distincte, de médiations formelles et de normes d’identifications nouvelles, notamment avec le groupe des identités transgenre. L'ouvrage de Judith Butler, Trouble dans le genre, jette les fondations d'une critique plus vive mais reste cantonnée aux militantEs et intellectuelLes. Chaque groupe reste isolé dans ses mutations internes et soumise à une binarité dominante et surplombante qui fait référence et médiation majeure, sinon unique. Par ailleurs, la lecture attentive des ouvrages de pseudos-experts sans responsabilité ni compétence, prend un tournant avec la création des associations et la mise en lien de celles-ci. La manipulation sans philosophie aucune, notamment des opérations sur les enfants intersexes en les pliant à la césure binaire et de même des identités trans, reste le modèle dominant.


Cette émergence sociopolitique est lente. Elle s’accélére avec la création de microgroupes, groupes de travail, associations qui tissent via le net des réseaux de plus en plus importants de diffusion d’idées et d’informations, de textes théoriques et politiques. Ceci a une conséquence directe sur les conditions et normes de socialisation. La socialité binaire sous la forme hétérosexuelle/genrée est de plus en plus critiquée et n'apparaît plus que comme un modèle de société globale confortable, y cmpris por les hétérosexuels. On s'intègre mais sans s'asssimiler. La société de consommation, simple suppport de l'existence, est déconnectée d'avec la société politique et de l'érudition universaliste, support de la pensée et de la présence au monde. La scientificité de l'universalisme est défait en pointant le type de régime idéologique du mode binaire. En filligranne, un philosophie appliquée aux identités trans et intersexes peut apparaître.

Un nouveau mode d'ancrage apparaît dans les années 90. Désormais, les trans se constituent une filiation intergénérationnelle avec ce que Pat Califia appelle des « ancêtres trans » (Le mouvement transgenre).


Ceux-ci étaient composés uniquement de transsexes soigneusement repérés dans le temps et exclusivement en Occident. Non seulement, un lien entre transsexualisme et médicalité occidentale était maintenu mais encore, le régime binaire comme mode fondateur et explicatif de toutes choses. Il en découle une constestation du modèle psychiatrisant mais non de la binarité renaturalisée massivement par les transexes. Or c’est la binarité qui est la condition de la psychiatrisation, celui-ci n’étant que l’instance de justification d'un mode psychiatrico-politique (M. Foucault). Le transsexualisme est indépendant de tout modèle puisqu'il est à la fois un mode traversant les genres sociaux et un mode de déconstruction du régime politicosexuel binaire, qu'il soit hétéronormatif ou homo
normatif.


La visibilisation d’une culture globale tient désormais compte des identités ternaires dans les sociétés non-occidentales.


La binarité n’est plus un modèle universel mais considérée comme un régime sociopolitique. Il n’est désormais plus médiateur que de lui-même dans une critique de plus en plus pointue de ses excès et tyrannies internes, dénis et occultations externes. A leur tour, les hétérosexuelLes se mettent à contester des liens, par exemple entre des attributs de genre (vêtement par exemple) et le sexe-genre social d’appartenance (homme ou femme).


L’homme et la femme apparaissent comme des genres sociaux et des identités construites et potentiellement déconstructibles et non plus comme des faits de nature (ou naturalisés) et-ou des faits historiques de toute éternité.


La domination masculine historique cède à une égalité politique entre sexes sociaux puis à un mode d'équivalence entre genres sociaux, parfois sur un mode transgenre : sexe et genre non coïncidant, à l’inverse du mode cisgenre.


Le mode transgenre n’est pas lié à l’orientation sexuelle et s'inscrit directement dans une socialité ternaire. Il est un aménagement sociopsychologique qui tienne compte réellement cette fois de l’épanouissement individuel mais cela ne va pas, on s’en doute, du tout de soi. La résistance est très âpre et risque toujours de marginaliser ces personnes à l’instar des dites minorités sexuelles discriminées.

 


Naissance d’une socialité ouverte


De ces changements, critiques et mutations de modèles et références, il en découle des facteurs importants.


Sur la constitution d’une séduction nouvelle liée au modèle ternaire : le transexe n’est plus une trajectoire réunifiante qui recomposerait une binarité naturaliste (identité-homme ou identité-femme) mais potentiellement une identité à part entière qui peut être constitutive d’une socialité nouvelle sur la base d’une vie viable et équilibrée. ainsi peut apparaître des identités variantes, socialement visibles, qui sont plus stables. Des personnes se décrivent comme trans, femme trans, homme trans… A terme, la transsexualité sera peut être considérée comme une orientation affective à part entière.


La constitution de couples hors-binarité est le moment sociologique suivant. Les hommes et femmes transexes étaient réputéEs être hétérosexuelLes et trouver un compagnon ou une compagne dans l’enceinte de la binarité hétérosexuelle/genrée. Désorrmais, des couples se constituent d’un nombre de plus en plus importants d’identités constitutives, débordant totalement le modèle binaire de l’orientation sexuelle constituée par l’homosexualité et l’hétérosexualité exclusives.


Des couples se composent par exemple : unE transsexe et un homme masculin né mâle, unE intersexe et unE transexe, une MtF et une lesbienne (butch, féminine, drag-king…), un FtM et une femme féminine née femelle, deux transsexes (de genre opposés ou identiques)…
D’autres identités et renominations queers apparaissent dans ce sillage. Un FtU et un FtA : Femme-vers-Inconnu ou Autre dans une tentative de déconstruction totale de la binarité circulaire, exclusive et exhaustive.

La reconfiguration psychique et psychologique va dans le sens d’un réexamen du passé, des conditions de cette trajectoire et ce qui en constitue la nécessité tendant vers un mode extrémiste de vie ou de mort. Le désancrage individuel est alors mis en parallèle avec le désancrage historique et l’effacement historique des sociétés ternaires partout dans le monde. L'autonomie politique va de pair avec la dénonciation des effacements et mensonges du passé et permet le réexamen des censures et autocensures destructrices.


Entre autres conséquences, il en découle un réexamen de ce qui a été vécu dans la comparaison du genre de destination préférentiel et du genre assigné par la transmission-éducation. Et donc un réexamen et d’une ouverture des modalités d’identification et de reconfigurations psychique et psychologique inédites. Ainsi le genre d'assignation à la naissance pacifié, être réincorporé psychiquement au genre de préférence. J’appelle cette double configuration de genre une identité intergenre ; non pas un mode ajoutant masculinité et féminité (binaires) mais un mode fusionnant totalement les deux genres en constituant un troisième genre à part entière. Par extension, une femme, un homme, unE intersexe, unE transsexe intergenre. J’appelle un mode ou genre efféminé ou surmasculinisé toutes les configurations de genre tendant à se composer d’une performativité, consciente ou non, d’un genre unique, exclusif et surconstruit ; par extension, une femme efféminéE et un homme efféminéE, une femme et un homme surmasculiniséEs, une transexe efféminéE ou surmasculiniséE, unE intersexe efféminéE ou surmasculiniséE.


La contestation de la mention du sexe sur tous les papiers administratifs va de pair avec une contestation politique débordant largement l’identitaire pour une critique politique de l’organisation de la société moderne, notamment dans sa relation de domination unilatérale vis-à-vis du reste du monde et plus largement de notre commun environnement.

 

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à lire en complément

Pourquoi la communauté intergenre est-elle si importante pour la communauté intersexe? Par Curtis E. Hinkle

http://www.intersexualite.org/French-RIFE.html#anchor_33

Un texte de Laurence Hérault, anthropologie

http://www.mmsh.univ-aix.fr/idemec/membres/liste%20alphab/herault/mars%202005.htm

 

Article suivant : Interview C. Hinkle

 

cet article en anglais

traduit du français en anglais par Curtis Hinkle


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