Interventions

 

Colloque UEEH

 

Le modèle binaire en question

Marseille 21/06/07

 



Il a été question tout au long des interventions d’une difficile mixité homme/femme, masculin/féminin. Les transidentitaires introduisent un tiers dans cette mixité dé/réglée et avec elle, la « société binaire » que je distingue de la « société hétérosexuelle ». Je propose une lecture du fait trans au travers et en la raccrochant aux révolutions conceptuelles, culturelles et sociales qui ont forgé le XXe siècle. Je parle des mouvements féministe, homosexuel et aujourd’hui transidentitaire qui ont remodelé le paysage binaire. Je vais faire un point sur le groupe trans et pour cela, suis partie de plusieurs fils :
- ne sommes-nous toujours que des individus isolés, allant d’un sexe (physique et social) à l’autre, hommeversfemme, femmevershomme et ce faisant, validant le modèle binaire-cisgenre sans broncher ?
- quelles représentations culturelles du groupe trans’ ?
- quelles théorisations possibles ? Quels liens entre la théorie, les pratiques personnelles et sociales et le militantisme trans ?
- quelles revendications sociales, outre la revendication première, essentielle, de la dépsychiatrisation ?
- quels rapports et relations entre le groupe trans, politiquement émergent, et les autres groupes sociaux dans ce positionnement sociopolitique ?
En sus, quels rapports entretiennent la théorie et la politique, la science et le gouvernement des moeurs ? Ce qui m’intéresse ici, c’est ce que les transidentités éclairent, focalisent, digèrent, secourent, repoussent, transgressent…


Quelques repères

Nous partons d’une situation où, face au modèle sociohistorique binaire (« il n’y a que deux sexes et deux genre et rien d’autre »), la réponse gestionnaire a été l’exclusion ou le transsexualisme chirurgical à marche forcée fondé d'abord à partir de trois directions convergentes : le féminin, les opérations d’assignation sur les intersexes et la pathologisation de l’homosexualité. S’ajoute la question juridique : c’est transsexe (l’opération) ou pas de papiers. Les transgenres sont priés de s’y plier ou de renoncer. En point de mire de cette gestion rationalisable, l’invisibilisation des trans sur le modèle des intersexes et de cette « population globale » qui n’en finit pas de se découvrir « hétérosexuelle ». Ce qui pose de manière explicite avec les trans et intersexes : qu’est-ce qu’on opère et pourquoi l’on opère ou pas ? Nous connaissons la réponse : la renaturalisation du mode d’assignation binaire. Nos opérations sont d’ailleurs appelées « opérations de réassignation ». Je les renomme « opérations de conversion sexuée » pour dire notre parole, nos mots et nos vécus pour signifier l’appropriation de nos existences après les femmes, les homo et bisexuelLes, les intersexes.


S’il y a une histoire trans depuis au moins le début du 20è siècle, il a fallu attendre les années 80 pour la création-visibilisation très feutrée des associations (ASB en 94, Caritig en 95) et les années 90 pour leur politisation avec la marche collective à Paris, l’Existrans, le travail de fond avec le groupe Zoo, notamment. La visibilisation et la montée en puissance des trans au groupe social trans’, s’effectuent partiellement sur le modèle homosexuel puis une intégration sous le signe LGBT et aujourd’hui, une ramification avec les intersexes et les queers. Au cours de cette décennie, au contact de la théorie queer notamment, nous sommes sortis du modèle hiérarchique binaire strict avec un regard en critique radicale de l’essentialisme binaire. L’une des questions principales aujourd’hui est l’identité et la socialité trans distinctes et autonomes du mode binaire. L’autre question est le sens de la transition comme processus ouvert, non fini ou l’opération est une variable individuelle dans un contexte où les transidentitaires sont désormais un groupe social.
De fait, la question que l’on me pose le plus souvent est (sous des formes diverses et plus ou moins angoissées) : comment sort-on du modèle binaire ? Peut-on en sortir ? qu’y a t-il derrière le mur binaire ? Y a t-il seulement quelque chose ? Bref, plus de peurs , fantasmes, pouvoirs que de questionnements. L’autre type de question est : ne détruit-il le modèle binaire ? Ici, c’est clairement l’enjeu du pouvoir qui fait croire à une crise morale, sociétale voire philosophique d’une « société sans valeurs, repères, tabous, symboles… ».


Révolutions conceptuelles, révolutions sociales
Nous avons longtemps buté sur l’enceinte binaire que le modèle pathologique aveuglait. Le transsexualisme relevait du médicochirurgical au cas-par-cas, surgissant d’un nulle part et retournant dans l’anonymat. On retranche une femme et on ajoute un homme à la population. Et inversement. La lutte homosexuelle a buté contre ce même modèle, conduit par le clivage binaire homo/hétéro. Le féminisme a butté directement sur le clivage inégalitaire homme/femme. Ces trois groupes sociaux croisent le fer avec la société straight, profondément inégalitaire. Ces luttes historiques ont produit deux révolutions conceptuelles et sociales sur la société d’aujourd’hui.
Le féminisme jette les bases d’une première contestation : celle de la société inégalitaire mais nous avons toujours beaucoup de mal avec la révolution conceptuelle de Beauvoir sur la distinction naissance/devenir. Sans doute parce qu’elle n’a pas remis en cause ce plancher naturel que notre corps-sexe symbolise construit comme la première et dernière (ultime ?) référence au naturel, à une causalité première. C’est la remise en cause de la notion d’invariant et de socle, en l’occurrence le discours de la « différence des sexes » que ces trois révolutions conjointes effectuent.
Les homosexuels ont produit quant à eux/elles une révolution sur l’orientation sexuelle ; plus précisément, le lien de l’identité sexuelle et la sexualité en invalidant la notion d’inversion sexuelle. Dans un premier temps, les psys vont parler d’inversion d’identité sexuelle à propos des trans, illustrant là le transfert de « savoirs » intergroupes que l’on souhaite marginaliser. Les transidentitaires effectuent une troisième révolution socioconceptuelle, aujourd’hui en lien avec les intersexes, que nous appelons « identités de genres ». Mine de rien, nous posons la question du socle homme/femme de manière autonome du mythe naissance-devenir, ce qui fait dire à nos détracteurs qui s’y connaissent parfaitement, que nous transgressons la nature ou si vous préférez le « fondement de la civilisation ». Nous reprenons à notre compte la révolution beauvoirienne et la prolongeons en interrogeant ce naturaliste dissimulé derrière l’essentialisme contemporain.
Je vais m’arrêter sur la question du modèle binaire validé in extremis par le transsexualisme psychochirurgical (qui a été l’argument principal pour nous stigmatiser) en insistant sur l’invisibilisation que permettait la pathologisation ; cette dernière est une fonction politique et non une question médicale. Provoquons-nous, transgressons-nous ce « fondement » ? Absolument. Je postule que l’identité est une croyance et une thèse politique et non un « plancher » ou un surplomb validant un modèle métaphysique déterministe. La division actuelle entre « trans binaires » et « trans queers » réside justement sur la fonction de critique politique (et notamment la question de la dépsychiatrisation-dépathologisation) et non sur les questions connexes telles que l’opération et la question des papiers. Pour les unEs, la question de la dépsychiatrisation est un préalable politique ; pour les autres, une prise en charge avec ce que cela implique. Les unEs valident le modèle binaire par adhésion à la reproduction sociale, les autres créent et vivent l’aventure d’une socialité non-binaire.


A l’examen, l’homosocialité gère le créneau de l’orientation sexuelle, le groupe trans l’identité de genre. Le féminisme aujourd’hui s’est étendu à toutes les questions, notamment avec le féminisme queer. Je souligne la violence à être une femme, à transitionner vers l’identité-femme, en sus d’être trans. Une double oppression qui se canalise désormais vers les transgenres dans cette position entre-deux-chaises imageant si bien le déni du modèle binaire. Pendant longtemps, chaque groupe autonomisé dans la stigmatisation a rejeté le travesti comme symbole/référent négatif pour un accès mesuré au paradis binaire face au pouvoir magique de la normalité. L’efféminé apparaît également sous les plumes de gays tout aussi pressés d’acquérir une masculinité « réelle » comme des lesbiennes radicales. Efféminé qui dans la hiérarchie des infériorisations fixe des critères de tri entre le sain et le pathologique, cette nouvelle manière d’écrire et de faire le tri entre le bien et le mal dans cette généalogie sexiste et raciste. Pour la conception queer que je défends, efféminé est un genre comme l’est le garçon manqué et la folle. Après tout, les efféminés que je croise le plus souvent sont des femmes. Question de culture. A cet égard, précédant l’identité transgenre, la culture drag a composé une des pages marquantes dans ces révolutions conjointes mais longtemps orphelines car sans passerelles. De la différence des sexes à la différence des races, se construit un échafaudage de croyances qui permet, après les asiatiques de désigner les Amérindiens comme des populations au tempérament pathogène, efféminé et faible . Exactement le profil que certains auteurs adoptent pour désigner les trans’ qui sont cette colonisation invisible et aujourd’hui ce village d’irréductibles non-binaires pointant l’hégémonie politico-scientiste. Très banal, les « experts » en transsexualisme, partant du terme d’efféminé chez les garçons (« de naissance »…) pour valider (ou invalider) les prises en charge des suivis des transsexes.
C’est dire si le transsexualisme sert aujourd’hui de boussole à la renaturalisation en récupérant ou liquidant les révolutions féministe, trans, homosexuelle et la révolution intersexe-intergenre qui pointe son nez dans notre sillage. Le queer va en venir à une position anti-essentialisme et anti-assimilationnisme, y compris en direction de l’essentialisme homosexuel passé au rang d’institutionnalisation en se débarrassant de l’encombrant questionnement sur le genre et ce faisant rebinarisant la question de la différence des sexes dans cette opposition caractéristique que symbolise le rapport sexe/genre.
Reste ce jeu de ping-pong narcissique et cruel sur la scène sociale entretenant violences et refoulements qui exigent ensuite analyses, médiations, réparations et guérisons. Et donc experts et diagnostics. Violences dans les groupes trans qui se disputent l’accès symbolique au « vrai » (vrai trans=vraie femme ou homme), au groupe intersexe cantonné à incarner une erreur de la nature, cet ultime argument politique de la binarité. Chaque groupe discriminé s’empare de cette division cruelle entretenant des conflits de retranchements. On entretient là un niveau phobique culturellement acceptable et acceptée par la « population » qui y voit un légitime baromètre social avant de changer d’avis avec la reconnaissance en ayant placée la valeur de tolérance au-dessus de la valeur d’appartenance. Une histoire de combat ou le communiqué idéologique prend toute sa place permettant la non responsabilité devant les actes. Voir récemment le procès d’une psychiatre contre les militants d’Act-up, les meurtres des homos, femmes et trans passés sous silence ou focalisés sur un seul individu isolé désigné alors comme « meurtrier » et déchargeant ainsi de toute responsabilité de l’idéologie binaire. En bref, reconduction de l’instance de la différence-des-sexes comme normalité, comme sain. L’accès à ce pouvoir si particulier reste inchangé et c’est la raison de l’enjeu sur le genre qui vient invalider la croyance en deux sexes sociaux. C’est sur le terrain des identités sociales que l’on contrôle, tri, politise. D’où l’accès aux papiers d’identité qui doivent être « officiels » et distinguant dans les trans, ceux et celles qui valident la société binaire et ceux et celles qui ne la valident pas.
Ce qui était interrogé, c’est la question politique des régulations constituées sous le poids de l’inégalité vendant un modèle universaliste rassurant pour masquer toutes les colonisations, de la controverse de Valladolid à la controverse trans. Après la question de l’église chrétienne, les femmes, les Indiens ont-elles/ils une âme ?, la question de la psychiatrisation : les trans ont-il/elles une âme ? Le vrai sujet étant un échange symbolique du type : échangerait appartenance fixée contre discrimination par compétitions interposées en repoussant symboliquement les travestis, ultime avatar de la révolution sociosexuelle inachevée et surtout totalement inaboutie. Nous savons aujourd’hui que la normalité est un dangereux fantasme politique de pureté.


Quelles interrogations de fond ?
Ce fameux « fondement », c’est la division homme/femme sous la forme d’une question simple et particulièrement déroutante : qu’est-ce qu’un homme, une femme ? On bouscule à la fois le mode d’organisation de la société et avec lui le mode de subjectivité, de socialisation, de séduction… On se souvient de la réponse de Monique Wittig, je ne suis pas une femme, mais une lesbienne. Elle a provoqué une critique si brutale qu’elle est restée largement incomprise, l’époque n’y voyant que provocation et transgression. Wittig provoque une rupture si profonde qu’elle a valeur de révolution conceptuelle. Une autre auteure, toujours non traduite en France, est la conception queer du transsexualisme par Kate Bornstein, Gender outlaw. Kate Bornstein la pose en invalidant la psychiatrisation et posant une autonomie de l’identité trans’. Elle repose la question entre les trans et les non-trans et non plus entre Le modèle déterministe et universel et une exception trans. Elle sort le transsexualisme de la réponse uniquement chirurgicale et surtout de la lecture essentialiste. En féministe, elle le sort de la hiérarchie binaire inégalitaire ; en lesbienne queer, elle le sort du clivage politique homo/hétéro. Je résume sa pensée par la mienne : je ne suis pas une femme mais une transidentitaire.


Avec la question qu’est-ce qu’un homme, une femme ?, on n’en est plus à soulever tel ou tel invariant d’une équation absolue que serait l’homme et la femme, mais le socle de cette conception. Poser cette question, c’est reposer la conception de normes et de cette métanorme qu’est la normalité comme référent atemporel et ahistorique aux côtés de normes que sont par exemple le rapport sexe/genre, la division des sexes sur le modèle de la division des classes, etc. Je pose que le corps est une variable -et non un socle immuable, un point de départ absolu-, ce qui implique qu’il y a une construction du corps comme il y a une construction du genre, de la sexualité, de l’identité de genre et de l’identité sexuée et sexuelle. En bref, nous sommes sorti-es d’un modèle de poupées russes d’afférences simples, expliquant le rapport sexe/genre, naissance/devenir pour un mode complexe de variables interdépendantes, plus ou moins autonomes, ou l’explication causale ne tient plus, où le « sexe » ne « s’emboîte » pas dans le « genre ».
Il est donc temps de reformuler la définition sur la cause du transsexualisme et notamment cette vision d’un genre opposé au sexe. C’est la définition binaire puisque l’on postule que le sexe produit/induit le genre (ou l’inverse d’ailleurs, le genre produit le sexe dans cette symétrie appelée « coïncidence sexe-genre »). Je postule que c’est le genre de développement qui est opposé au genre d’assignation. Et c’est ce genre de développement (Patrick Califia l’appelle le genre de préférence) constituant l’individuation qui construit le rapport conjoint au corps et à la société. Tant que nous validerons la réponse binaire d’une opposition du sexe avec le genre, nous validerons par omission ou soumission une opposition des termes qu’il est aisé de marginaliser, minorer et pathologiser.
Ce qui est interrogé, c’est ce « fondement » historique validant la croyance constituée par le fait de l’homme et de la femme 1) comme fait de nature ; 2) comme identités réelles et viables. Indéniablement, c’est la dernière et la plus puissance croyance de l’Occident. Cette croyance résiste à toutes les explications et changements jusqu’à présent. Croyance qui reposait sur une biologie déterministe faisant lien entre la naissance (le « sexe ») et le devenir (le « genre »). En un siècle, nous sommes passé-es d’un « destin dicté par le corps » à un dessein donné par nos chromosomes ; vision que les intersexes invalident définitivement. Là encore, les critiques font mouche : si l’on bouscule ce socle conceptuel, les conditions de ce que l’on pose ne sont-elles pas détruites ? Si ce socle, c’est le modèle binaire comme symbole universel valable pour tous et toutes, en effet nous « détruisons ». Si ce modèle binaire n’est qu’une partie d’un Tout universel, nous ne faisons que poser notre existence. Une existence viable, non menacée par une théorie et un modèle qu’il soit politique, social, militaire, scientiste ou autre.


Conclure

Il est temps de reposer deux points fondamentaux.
1. les trans, intersexes, transvariants, androgynes ont toujours existé dans toutes les sociétés et toutes les époques. Certaines sociétés ont inclu dynamiquement ces identités dans un système de socialités, d’autres non dont l’Occident. Nous sommes dans une société démocratique et ne pouvons, même par défaut, valider un modèle socioculturel qui trie une partie de la population sous des critères à géométrie variable. Il est manifestement utile de rappeler que les tyrannies politiques s’appuient toutes aujourd’hui sur des modèles prétendument scientifiques.
2. La question au statut d’intégration est posée en permanence : le transsexualisme médico-chirurgical existerait-il si les transidentités avaient trouvé une place adéquate dans une société/socialité multiple ? Faute de place et de médiation sur la scène des identités reconnues passés au rang d’habitus, la réponse était vouée à la spéculation idéologique. L’émergence des nouvelles identités, notamment transgenre et transvariant, androgyne et intergenre, est en train de changer la donne car le mécanisme binaire de reproduction est rompu par ces sociabilités non binaires. Nous sommes passés d’une problématique de l’exception trans d’individus isolés au groupe social des transidentitaires débordant largement le fait médico-chirurgical et donc les trans eux-mêmes.
Une fois le modèle binaire décapé de ses dénis, reproductions sociales et tyrannies intellectuelles, l’on constate que la thèse essentialiste est une thèse qui trie les uns des autres dans la population globale, toujours aussi silencieuse, validant par défaut ce modèle binaire de l’Homme et de la Femme.


Je terminerais comme suit :
Le modèle pathologique des pseudos-experts est-il un outil politique de normalisation/gestion de la population ? oui
Est-ce que nous transgressons/contestons les valeurs, modes, modèles et ce fantasme d’un fondement de la société binaire ? Oui
La transidentité comme mode/modèle de vie/socialité est-elle possible de manière autonome de la binarité ? Oui
La transidentité est-elle le seul apanage des trans ? Certainement pas. Trans signifie au-delà et non plus un aller simple. Nous sommes désormais à l’orée d’une société multiple à X sexes sociaux et X genres sociaux. Une société multi-identitaire à l’instar d’une société multiculturelle.

 

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