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Proposition de débat

Du cadre des savoirs

Gilles Clamens


Vademecum à propos de: Rencontres Tapages III - Printemps des Bastides
(Du 7 au 11 avril 2010, auditorium de la ville de Bergerac)
“Mélange des genres: l’identité sexuelle en questions”

Quel effet ça fait d’être un problème?
W. E. B. Du Bois - Les âmes du peuple noir (1903)


Ô mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge
Frantz FANON - Peau noire, masques blancs (1952)

Nommer c’est installer une identité entre des manières d’être, de dire, ou de faire. Des corps sont assignés à telle place, telle fonction, selon leur nom, correspondance entre des façons d’agir, de travailler, de parler. Nous croyons qu’il est à peu près impossible de faire autrement : il faut bien donner un nom à ce que nous pensons, voyons, décrivons. Individuel ou collectif, le nom serait inévitable, et avec lui la chaîne des identités arrêtées, “culturelles” comme on dit. Or, les rencontres 2010 proposent de mettre en question cette “évidence”. Mais si toute nomination entérine déjà l’évidence, au...nom de quoi cette mise en question?
Trois réponses
À l’instar de ce que nous avons expérimenté lors des rencontres précédentes, une première réponse tient à ce qu’on pourrait appeler la mise à jour de l’excès des noms eux-mêmes. Contrairement à ce que fait croire l’évidence, il n’y a jamais un seul nom mais une profusion: de même qu’on a du mal à nommer les “voisins ex-yougoslaves” sans entrer dans une liste interminable de possibles tout à fait actuels, de même nous avons montré que les noms des “exilés” proliféraient interminablement. Quant à l’identité sexuelle, on voit que la profusion des noms est redoublée par une sorte d’ironie biologique, brouillant à loisir la frontière de l’identité prétendue de cariotypes dits “normaux” seulement parce qu’ils sont majoritaires. S’agit-il alors de réclamer l’entrée de “minorités” dans un cadre déclaré contradictoirement “sans frontières”, ou bien plutôt de rompre avec la logique d’identification elle-même? On sait que la plupart des opinions choisissent la première hypothèse, au sein d’un monde associatif familier du “sans”, à l’encontre d’une politique policière bien réelle qui, au contraire, multiplie étatiquement frontières et identités: accords de Dayton ou mise en place des camps, pour ce qui concerne nos précédentes rencontres. Quant à l’objet des prochaines, nous sommes aussi dans ce cas de figure. La visibilité progressive des luttes pour la reconnaissance (féminisme d’abord, puis homosexualité, homophobie, homoparentalité...et la myriade d’assos que nous avons découverte à l’occasion de nos investigations pour ces rencontres) implique cette autre question, résultat de notre première réponse: voulons-nous seulement ouvrir à l’infini le “marché” des identités? À cette question (faut-il multiplier les genres?) Butler répond: la possibilité n’est pas un luxe, elle est aussi vitale que le pain...Nous pouvons répondre “non”, ne pas avoir de réponse toute faite, ou cette question peut provoquer en nous une souffrance continue... mais il faut affirmer en termes clairs et publics la réalité de l’homosexualité, non pas en tant que vérité intérieure ni en tant que pratique sexuelle, mais en tant que caractéristiques définissant le monde social dans son intelligibilité.
On peut greffer là-dessus une deuxième réponse: toute identité est un piège. Elle implique une double impasse: soit nous acceptons le jeu des identités en notant les infinies nuances qui les brouillent - alors nous le confortons du même moment que nous en dénonçons seulement les abus. C’est le “paradoxe minoritaire” (Éric Fassin) piège des “sans”, contraints de se définir par cela même qui les exclut. Soit nous nions le jeu - mais alors nous risquons d’ignorer son efficacité comme ruse et arme de l’exploitation sociale (domination, aliénation). De façon générale, si nous adoptons les termes établis du débat, nous en ratifions de facto le cadre au moment où nous prenons position, ce qui dénote une certaine incapacité à changer les termes dans lesquels ces questions peuvent être pensées. Dans tous les cas, nous tombons dans la figure seulement humanitaire aujourd’hui courante: nous affirmons bien l’humanité de l’autre, mais sans trouver les moyens d’une capacité effective (autre que négative) d’une telle humanité. Dans le cas de notre sujet/objet, il faudrait que n’importe qui puisse se dire par exemple homo ou trans, en portant polémiquement ce type de singularité à l’universel - comme lorsque des femmes ou des nègres ont exigé la parole politique qui leur était refusée. On voit que ce combat n’est pas plus gagné d’avance pour les uns que pour les autres. Le résultat de cette deuxième réponse serait peut-être alors, pour nous, une prise de position: nous ne sommes pas maîtres de cette symbolisation rêvée (= “nous sommes tous: des femmes, des nègres, des homos, des trans...”), mais nous pouvons insister sur le fait que nos comportements identitaires ne sont que l’effet d’une vision politique de l’identité, une structuration du rapport collectif. Nous ne cherchons pas à inventer une autre vie (aussi souhaitable soit-elle) mais à montrer la contingence (arbitraire, artificielle) des formes de notre vie commune, donc la possibilité d’une autre configuration, d’une autre description des corps. Les films devraient nous y aider grandement.
À partir de ce point de vue, une troisième réponse consisterait à montrer non seulement la profusion mais l’insuffisance des noms quant à cela même qu’ils prétendent: loin d’épuiser ou de saturer le rapport d’un corps à sa signification, ils ne font qu’en rendre plus visible l’écart, la rupture ou la séparation. C’est ce qui s’est passé par exemple avec le terme “queer”: on a vu cette insulte récupérée, revendiquée en drapeau glorieux et joyeux! L’exemple peut valoir pour beaucoup sinon tous les noms qui prétendent identifier. C’est dans les trous, les intervalles, les failles ou les interstices des noms (supposés à tort exhaustifs) que s’installe Butler. Pas plus que la profusion, l’unicité d’un nom ne suffit à nommer, à “id-entifier” c’est-à-dire à réduire à soi ou à rendre au même une entité quelconque: ça ne revient précisément jamais au même! Résultat pour nous de cette troisième réponse: il y a de l’écart dans toute identité. La ressemblance (petite ou grande, comme on voudra) est déjà un écart, et nous ne devrions pas avoir trop de mal par exemple à souligner une dissemblance irréductible chaque fois que nous aurons à commenter ou discuter films ou interventions.
Il y a sans doute beaucoup d’autres réponses possibles aux objections prévisibles (sans parler des imprévisibles!). Reste une dernière demande qui peut nous être adressée: que voulons-nous dire, au bout du compte? Que cherchons-nous à défendre positivement? Quelles définitions proposons-nous? Quel contenu pratique, quelle efficacité visons-nous? Proposons de distinguer ici deux types de réponses, au sens où n’importe quel public informé de ces rencontres doit probablement se demander de quoi exactement on va parler (appelons cela: définitions), et ce qu’on peut bien en tirer en termes de conséquences pratiques (appelons cela: prise de positions politiques)


Objectif I: définitions
L’intention de “définir” est évidemment risquée, puisque nous nous orientons justement sur la désidentification ou déclassification des “identités” sexuelles, donc sur leur dé-définition! Si cependant nous pouvons prendre ce risque, c’est peut-être au nom de cette comparaison (exploitée par Butler) avec ce qu’on appelle “traduction culturelle”: non pas la traduction d’une langue à une autre qui laisse les deux intactes, mais celle qui contraint chaque langue à se transformer pour appréhender l’autre. De même nous pouvons chercher à définir non pas au sens d’une voie directe et illusoire entre les mots et les choses (“ceci est cela”), mais au sens d’une meilleure médiation (interprétation et transformation) des uns aux autres (“ceci est comme cela” = ni tout à fait cela, ni tout à fait pas cela!). Au minimum, nous pouvons déclarer que nous proposons de repenser ce que pourrait signifier de nous reconnaître les uns les autres, parce que l’enjeu de la question nous dépasse tous...

a) Sexualité
Est-ce que “j’ai” une sexualité? La sexualité n’est pas “libre” mais émerge comme possibilité d’intervention dans un champ de contraintes, qui peut être autant affaiblie que mobilisée ou stimulée par ces contraintes. Ni dimension, ni clé, ni soubassement, la sexualité peut se comprendre comme coextension de l’existence même, qui repère le “je” moins pour le posséder ou être possédée par lui que pour le déposséder, en tant qu’elle s’adresse à l’autre avant d’être un attribut du sujet lui-même. Nous avons toujours vécu dans cette complexité, quelle que soit la mise à distance (par la loi, la médecine, et toutes sortes de stéréotypes répétés sans trêve) qui la rend invisible, inaudible ou impensée, presque insensible (mais pas tout à fait, heureusement, comme l’indique par exemple l’événement de ces rencontres!). Cette complexité peut être “définie” en un sens: elle disparaît dès qu’on la soumet à un critère de transparence et de révélation, dès qu’on la prétend exhaustive. Une quelconque sexualité serait-elle possible sans cette opacité qui a pour nom inconscient? Le je conscient qui dévoilerait sa sexualité (mais selon quel déterminant? La structure du fantasme? L’acte, l’orifice, le genre, l’anatomie?) serait peut- être le dernier à savoir le sens de ce qu’il dit.

b) Genre
Le genre est le mécanisme par lequel les notions de masculin et de féminin sont produites et naturalisées, mais il pourrait très bien être le dispositif par lequel ces termes sont déconstruits et dénaturalisés. En parlant de “trouble dans le genre”, de “mélange des genres” ou de “transgenre”, on suggère déjà que le genre peut se déplacer au-delà du binarisme naturalisé. Des humains vivent et respirent dans les interstices de cette relation binaire, prouvent qu’elle n’est ni exhaustive ni nécessaire, engagent la transformation elle-même dans la signification du genre. La parenté elle-même n’échappe nullement à l’arbitraire: il n’existe pas de position symbolique du Père et de la Mère qui ne soit pas l’idéalisation et l’ossification de normes culturelles contingentes.
N.B. À partir de la double signification, en français comme en anglais, du mot “sexe” (qui désigne à la fois le genre - “sexe masculin, sexe féminin”- et l’activité sexuelle - “aimer le sexe”), on peut (comme Gayle S. Rubin) distinguer analytiquement genre et sexualité pour mieux refléter leur existence sociale séparée, et combattre le traitement (par un certain féminisme) de la sexualité comme un produit dérivé du genre. Par exemple, dit Rubin, les lesbiennes ne sont pas opprimées seulement en tant que femmes (= oppression de genre) mais aussi en tant que queers ou perverses (= oppression de sexualité, qu’elles subissent et partagent avec les hommes homosexuels, les travestis et les prostitué-es).

Objectif II: prise de positions politiques
Comme pour l’intention définitionnelle, et pour les mêmes raisons, toute option politique paraît risquée: choisir un camp c’est tracer une frontière en tournant le dos à un autre, déclarer une position revient à côtoyer l’identitarisme que nous souhaitons éviter. Là encore donc, la “traduction culturelle” peut jouer son rôle à la fois déterminé et prudent: maintenir une perspective critique tout en formulant une revendication politique qui soit compréhensible. Comment éviter que l’identité se retourne en contrôle? Rien de plus difficile, mieux vaut le dire dès le départ: toute réponse, aussi bien affirmative que négative, contribue à circonscrire la réalité de façon précipitée. Si nous savons dans quel camp nous sommes, alors nous avons accepté un champ structuré par une perte, que nous ne pouvons même plus suffisamment nommer pour pouvoir la pleurer. La proposition de ces rencontres ressemble donc à une contradiction performative: en renonçant à toute autorité (profession ou savoir spécifique), nous déclarons une intelligence qui appartient à tous, contribution au travail par lequel individus et collectifs s’appliquent à redessiner la carte des possibles.
a) Sexualité
Une politique réaliste est possible, si l’on pense la politique sexuelle en termes de phénomènes sociaux et de cohérence historique: populations, quartiers, schémas de peuplement, migrations, conflits urbains, épidémiologie, technologie policière. Ces catégories sont plus satisfaisantes et fécondes que celles de péché, de maladie, de névrose, de pathologie, de décadence, de pollution ou de la chute d’un empire.
Curieusement, on demande aux pratiques érotiques de justifier leurs capacités (intelligence, créativité ou curiosité), quand on ne le demande nullement aux pratiques gastronomiques, littéraires ou scientifiques. Le sexe est toujours une catégorie à part: de très légères différences en termes de valeur ou de comportements (masturbation, fétichisme, voyeurisme, sadomasochisme, pornographie, etc...) sont vécues comme des menaces cosmiques. Quelles conséquences sociales peut bien avoir le fait de se masturber devant une chaussure ? On peut se rendre facilement compte que ce que l’un aime bien faire au lit pourra éventuellement être profondément repoussant pour l’autre, que ce que l’un abhorre pourra être le comble du plaisir pour l’autre. Nul besoin d’avoir personnellement le goût ou l’expérience d’une pratique sexuelle donnée pour l’accepter chez autrui.
Il s’agit de faire travailler la sexualité contre l’identité et même contre le genre, pour laisser persister ce qui ne peut jamais complètement apparaître dans aucune représentation, comme promesse de rupture.

À propos de pornographie par exemple (il serait étonnant que le thème ne soit pas évoqué pendant les rencontres), Rubin écrit que son rapport prétendu au viol est un conte de fées qui amplifie l’idée que ce sont les pervers sexuels qui commettent les crimes sexuels, et pas les gens normaux - or il n’est pas prouvé que les amateurs de littérature érotique ou les sadomasochistes pratiquants commettent un nombre disproportionné de crimes sexuels. Il est seulement vrai qu’il y a des images porno comparables aux images (hommes noirs violant des femmes blanches, vieux juifs lubriques pelotant de jeune aryennes) destinées à attiser le racisme et l’antisémitisme. Ce sont de tels exemples qui ont conduit un certain féminisme à un point de vue conservateur condamnant pratiquement toute forme d’expression sexuelle comme antiféministe. La rhétorique antiporno est alors une diabolisation critiquant des actes d’amour non routiniers, au lieu de critiquer les formes routinères d’oppression, d’exploitation ou de violence. Des minorités érotiques peuvent, comme n’importe qui, faire preuve de sexisme, mais c’est une illusion pure et simple de croire qu’elles sont intrinsèquement antiféministes. L’oppression des femmes est moins due à la représentation crue du sexe, à la prostitution ou à l’homosexualité, qu’à la famille, l’enseignement, l’éducation, les médias, l’État, la psychanalyse ou les discriminations du travail et du salariat!

b) Genre
Le Vatican craint que l’homosexualité n’implique la prolifération des genres. La Repubblica prétend qu’aux États-Unis le nombre de genres a grimpé jusqu’à cinq: masculin, féminin, homosexuel, lesbien et transsexuel.
Il s’agit de se demander comment créer un monde dans lequel ceux qui définissent leur genre et leur désir comme étant non normatifs peuvent vivre et s’épanouir sans la menace extérieure de la violence et sans le sentiment envahissant de leur irréalité, qui peut conduire au suicide ou à une vie suicidaire. Il s’agit donc de trouver les moyens collectifs pour protéger la vulnérabilité corporelle sans l’éradiquer totalement: les normes d’un tel monde n’appartiendront à personne, ne devront pas opérer par la normalisation ou l’assimilation raciale et ethnique, et devenir des espaces collectifs d’un travail politique continu.
Le genre lui-même n’est qu’une construction inévitable: toute prétention à l’originel, à l’intime, au vrai et au réel, n’est rien d’autre que l’effet d’un numéro de travesti, dont les possibilités subversives sont à jouer et rejouer, pour faire entrer le “sexe” du genre sur la scène insistante d’une pièce politique.
N.B. Ces éléments de politique devraient inciter à l’invention de quelques conséquences pratiques, aussi évidentes que difficiles à réaliser qu’elles soient: par exemple l’abrogation de l’obligation administrative de la déclaration de sexe (1-2) , ou la suppression de toute “brigade des mœurs”. Il sera intéressant de voir si les rencontres sont l’occasion d’autres suggestions aussi...amusantes. L’essentiel serait de braquer notre petit projecteur sur une intention globale, celle de montrer qu’un grand nombre de possibles restent ouverts entre “mélange” infini et “identité” finie, entre combinatoire sans règle et règle sans combinatoire, entre univers nébuleux et monde figé. Un monde véritablement commun ne devait être ni rapetissé (immanent) ni agrandi (transcendant) mais seulement attentif à ses conditions de possibilités sans cesse expérimentées.

 

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